20 septembre 2008

Epopée finnoise


Monument Sibelius à Helsinki conçu par Eila Heiltunen (vue de dessous)

En ce moment c'est l'année de la Finlande en France, avec le festival 100 % Finlande.

Le pays du Kalevala (Immense épopée de plus de 20.000 vers, divisée en douze chants, composée à partir de chants populaires finlandais par Elias Lönnrot au milieu 19è) et de Sibelius (1865-1957), est aujourd'hui une nation musicale de premier plan.

C'est une pépinière incroyable de talents musicaux, qui irrigue le monde entier - son système scolaire force l'admiration des chercheurs paraît-il - et ceci dans tous les domaines.

A commencer par la direction d'orchestre, avec les pointures internationales que sont les Esa-Pekka Salonen, Jukka-pekka Saraste et autres Susanna Mälkki pour ne citer qu'eux. Les premières mondiales sont leur inclinaison naturelle. Ces gens là boivent la musique contemporaine comme du petit lait, et c'en est d'autant plus digeste pour le public.

En chant, c'est une foison qu'il serait long à détailler ici mais citons quand même les sopranos Karita Mattila (elle me fait fondre) et Soile Isokoski (son nom veut dire "lumière du nord", elle sera à Gaveau le 27 juin).

Dans le domaine de la création, le compositeur et pédagogue Paavo Heininen, né en 1938, a formé deux des plus importants compositeurs actuels, que sont Kaija Saariaho et Magnus Lindberg, respectivement né en 1952 et 1958.

Il y en a bien d'autres - la Finlande est parfois qualifiée d'"Eldorado de la création". A la suite de Merikanto (1893-1958), le fondateur du modernisme finlandais, de nombreux musiciens vont se glisser dans son sillage. Uuno Klami, Erik Bergman, par exemple ; et surtout Rautavaara (né en 1928), qui s'est beaucoup intéressé au Kalevala et dont la musique est tout à fait originale et rafraîchissante, à défaut d'être novatrice ; et bien sûr Aulis Sallinen (né en 1935), qui s'est beaucoup exporté grâce à ses nombreux opéras. Je connais moins la génération suivante née dans les années 40 (Nordegren, Aho, Tiensuu...), ni la génération montante des Fagrudd et Pohjola, nés dans les années 60, ou des Lyytikäinen et Räisänen, nés dans les années 70.

Pour l'heure celui qui nous va intéresser est actuellement considéré comme le futur "grand", le bien-nommé Magnus Lindberg.

Il nous est bien connu en France, puisqu'il a séjourné chez nous pendant plus de dix ans, entre 1980 et 1993.
Son domaine de prédilection est incontestablement la musique instrumentale (son oeuvre pour orchestre la plus connue est Joy).
Il a depuis de longues années une coopération à Los Angeles avec son compatriote et chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, pour lequel il a déjà composé 3 pièces : Fresco (1997), Tribute (2004), et Sculpture (2005).
Dans le domaine instrumental également, il a composé 4 concertos : piano, violoncelle, clarinette et violon.
Ce dernier, donné en création mondiale à New York en 2006 vient d'être repris en France, à l'occasion de l'année de la Finlande.
C'était hier soir, salle Pleyel à Paris, et le concert était retransmis en direct en début de soirée sur France Musique.

Au pupitre du philharmonique de Radio France, le tout jeune chef Lionel Bringuier (22 ans), qui est chef assistant de l'Orchestre National de Bretagne, et aussi de Los Angeles justement, avec Esa-pekka Salonen. Oui, je sais, c'est très impressionnant.
Tenant l'archet, le fameux violoniste albanais Tedi Papavrami (né en 1971). Pour l'anecdote, ce violoniste naturalisé français et qui est l'un des rares à oser jouer en concert les 24 caprices de Paganini, est également le traducteur en français des oeuvres de son compatriote Ismaïl Kadaré, qui vient de sortir un livre, que je n'ai pas lu mais qui m'a l'air bien, L'Accident.

Tedi Papavrami

Personnellement, je n'attendais pas Papavrami dans une oeuvre contemporaine, mais le concerto composé par Lindberg s'inscrit dans la grande tradition du concerto virtuose, ce qui colle parfaitement. Lindberg signe une oeuvre qui cherche moins à défricher de nouveaux territoires qu'à s'imposer au répertoire des violonistes. Il faut certainement ranger ce concerto auprès de ceux de Brahms, Tchaïkovski, Sibelius, Berg et Shostakovitch. Dans l'intention, toutefois, plus que dans la musique. Lindberg place l'interprète et son instrument au centre du processus musical. Il explore toute la dramaturgie liée à cet instrument, ainsi que les modes de jeux les plus fouillés. Un souffle incandescent parcourt l'oeuvre, dont le violon se fait le réceptacle pour exalter et conquérir le public. Le pathos que l'on ressent à l'écoute d'une telle musique nous éloigne fortement des concertos récents comme celui de Ligeti par exemple. Une forte charge émotionnelle, alliée à un déchaînement d'énergie virtuose nous rappellent les plus grandes pages romantiques et post-romantiques. Une démarche classique, finalement. A commencer par la forme : trois mouvements vif-lent-vif, avec une cadence à la fin du second mouvement. C'est presque anachronique de voir une cadence dans un concerto au début du 21è siècle ! Mais c'est peut-être la notion de concerto qui est elle-même à redéfinir. Or il semble que là-dessus, Lindberg ait fait son choix. Il préfère s'ancrer dans les racines du genre, pour mieux en renouveler l'écriture. C'est une perspective qui peut s'avérer très fructueuse, si elle est suivie par un compositeur dont les moyens techniques sont à la hauteur, ce qui est le cas de Lindberg. L'instrument choisi, est éminemment classique lui-aussi, et porteur d'une longue histoire. Là encore, le Finlandais se glisse dans cet univers, ses conventions, en exploitant les divers modes de jeu (pizzicati, arco, doubles cordes, trilles, glissandis etc.), les différents registres (du grave à l'aigu), et s'amuse avec cela. Il met l'interprète à rude épreuve en élargissant considérablement la palette habituelle des difficultés, comme ont pu le faire avant lui des Paganini ou des Sarasate. L'écriture reprend aussi les clichés inhérents au répertoire violonistique le plus noble : élans lyriques, grands arpèges et ribambelles de notes, legato infini, en jouant sur l'intonation et l'attaque de la corde ; mais le rendu est toujours nouveau et surprenant. C'est parce que Lindberg appréhende son concerto comme un dialogue étroit entre le violon et l'orchestre. Or sa science de l'orchestre est foudroyante. Avec un orchestre de type mozartien (2 hb, 2 bs, 2 cr, 4 vl 1, 4 vl 2, 4 alt, 4 vlc, 2 cb) comme il y en avait à Mannheim, ce qu'il arrive à faire est proprement stupéfiant. Le travail est d'une rigueur extrême, un soin minutieux est apporté à chaque détail. Chaque interprète est mis à contribution, jusque dans la plus infime intervention. C'est à Strauss et à Mahler que l'on pense (peut-être à Bruckner ?), bien sûr, mais avec des moyens infiniment plus réduits ! Ainsi naît un dialogue inouï entre le soliste et la masse : tour à tour le violon se fond dans les harmoniques des cordes, puis au détour de traits vifs il plonge dans une bataille échevelée avec l'orchestre ; un déluge de notes à nu se poursuit par une longue plainte désespérée soutenue par des vents en apnée. Une grande énergie, une grande urgence se font sentir à certains moments. C'est vraiment un orchestre somptueux que nous livre Lindberg, un écrin dans lequel le violon s'installe dans une osmose rarement atteinte. Dans la cadence, cela va sans dire qu'il faut un interprète de premier choix pour réussir les tours de passe-passe polyphoniques qu'a prévu l'auteur. Et c'est très beau, à la fin, lorsque les contrebasses font entendre un grognement menaçant, annonçant une chute vertigineuse du violon de l'extrême grave à l'extrême aigu, avant le retour de l'orchestre et le début de la troisième partie, un mouvement très haletant où le soliste explose littéralement. Vers la fin du morceau, le climat s'apaise peu à peu, dans un passage d'une grande humanité. Le violon s'endort sur un doux tapis de cordes feutrées.

C’est l’épopée d’un héros, au sens plein du terme (devrais-je dire beethovenien ?), qui nous a été contée par Lindberg. Après tant de heurts et de tourments, d’exaltation et d’effervescence, le héros peut enfin se reposer. Mais loin d’être une simple œuvre programmatique au sens romantique du terme, ce concerto est chargé d’une forte dramaturgie qui emporte son auditeur aux tréfonds de l’âme pour l’en ramener finalement et le déposer là, échoué sur la rive.

En bref, un concerto pour violon de haute volée qui s’inscrit judicieusement dans son histoire, digne de devenir un des futurs piliers de nos programmes de concert.

19 septembre 2008

Pierre, Paul, Jacques...

Gérard Mordillat

Le 3 avril 2004, Arte diffusait le premier épisode d'une nouvelle série documentaire sur l'origine du christianisme, dont Gérard Mordillat et Jérôme Prieur étaient les maîtres d'oeuvre. Avec cette série en 10 épisodes, les deux hommes empruntaient de nouveau la voie dans laquelle ils s'étaient engagés lors de leur première enquête sur le Nouveau Testament intitulée Corpus Christi (12 épisodes diffusés en 1997-98), qui avait complètement modifié l'idée commune que l'on se faisait alors du genre documentaire.

Je viens de visionner les 550 minutes que dure la série complète de L'Origine du Christianisme, éditée chez Arte Video, et je dois confesser que le plaisir a été au rendez-vous.

L'origine du Christianisme s'intéresse à l'émergence d'une nouvelle religion, depuis la mort de Jésus en l'an 30 jusqu'à environ l'an 150 de notre ère. C'est le fruit d'un travail titanesque réunissant 23 des plus grands spécialistes internationaux dans les domaines que sont l'exégèse, la critique textuelle, l'histoire de la littérature chrétienne, l'histoire du judaïsme, l'étude des apocryphes etc. Une équipée de haute voltige toute entière vouée à la lecture des textes qui nous sont parvenus de cette époque, en premier lieu les Epîtres de Paul et le Livre des Actes.

Ces chercheurs du monde entier, qui sont-ils ? : chez les français on trouve par exemple Christian Amphoux, chercheur au CNRS et spécialiste de l'histoire du texte et de la langue du Nouveau Testament ; François Bovon, professeur à Harvard et spécialiste de l'Evangile de Luc et des Actes des apôtres ; Pierre Geoltrain, directeur d'études à l'école Pratique des Hautes Etudes et spécialiste de l'histoire des idées et de l'origine du christianisme ; Christian Grappe, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg et spécialiste du premier christianisme de l'Eglise de Jérusalem ; Emmanuelle Main, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste du Second Temple et du Talmud ; Daniel Marguerat, de la faculté de théologie protestante de l'université de Lausanne etc., et d'autres encore. Les étrangers viennent des universités de Padoue, Boston, Tübingen, Genève, Bâle, et surtout Jérusalem. Tous ont rédigé un ou plusieurs ouvrages importants dans les domaines exposés plus hauts.

Le tour de force du documentaire de Mordillat et Prieur est de composer une vaste fresque où tous ces chercheurs deviennent les personnages principaux. Point de musique, point d'iconographie ; pas d'acteurs, de voix off ni d'interviews : seulement le Texte, face auquel ses lecteurs les plus aguerris décortiquent pour nous les problèmes les plus complexes auxquels ils sont confrontés. Nous sommes donc projetés dans un monde à la pointe des recherches contemporaines en matière de christianisme primitif, où tour à tour sont abordées les questions les plus palpitantes, traitées avec le plus grand sérieux, telles que : Jésus a-t-il fondé l'Eglise ? Jésus avait-il des frères ? Paul est-il le véritable fondateur de la nouvelle religion ? Le christianisme s'est-il approprié l'héritage juif ? etc.

Voilà en quelques mots le programme d'une série tout à fait éclairante sur ce sujet relativement complexe et superficiellement connu. Il y a dix épisodes :

1. Jésus après Jésus. Ce premier épisode pose les bases pour une réflexion sur la fondation de l'Eglise (ekklesia).

2. Jacques, frère de Jésus. Il est question de la famille de Jésus, de la virginité de Marie, et de Jacques, frère et successeur de Jésus.

3. Un royaume qui ne vient pas. Les disciples de Jésus après la mort de leur maître, l'attente du retour de celui-ci et du royaume annoncé.

4. Querelle de famille. En attendant l'arrivée de la fin des temps, un conflit oppose les Hébreux aux Héllénistes.

5. Paul, l'avorton. L'apôtre Paul en tant qu'auteur des Epîtres et héros du Livre des Actes.

6. Concile à Jérusalem. En 50, il est question de savoir s'il faut être juif pour être chrétien, ce qui oppose Paul à Jacques et Pierre.

7. Jours de colère. La première épître de Paul aux Thessaloniciens, l'authenticité du texte et ses répercussions.

8. Le roman des origines. L'évangile selon Luc et les Actes des apôtres.

9. Rompre avec le judaïsme. Paul face au judaïsme ; et le rôle de Marcion à partir du IIe siècle (édition des Epîtres de Paul).

10. Verus Israël. 70 : Destruction du temple. 135 : Ecrasement du peuple juif. 150 : le christianisme se déclare "véritable Israël".

Je dois dire que le documentaire est tout à fait sidérant de concision et de rigueur. Le spectateur n'est pas, comme souvent, pris dans un système d'effets dramatiques ou esthétisants devant susciter une "émotion" ou je ne sais quoi. Non, là il s'agit plutôt d'un décor mental. Les chercheurs sont filmés en studio, avec leurs livres bourrés de notes à portée de main, lisant ou citant les passages les plus forts du Nouveau Testament. C'est tout. En bref, un cours particulier auprès de 23 érudits réunis comme un seul homme et qui, par leur ferveur, mettent le cerveau en ébullition.

Mais surtout, Mordillat et Prieur ont réalisé le deuxième volet d'une entreprise unique en son genre, peut-être une des plus belles de ce Vingt-et-unième siècle naissant : un témoignage de ce qu'est l'homme actuel, le plus érudit soit-il, face aux énigmes posées par ce recueil vieux de 2000 ans qu'est le Nouveau Testament : un homme qui doute. Je ne sais pas comment les exégètes de l'an 3000 considéreront ce film, mais j'aime à penser qu'ils seront fascinés par la science, la probité et l'exigence intellectuelle, et en même temps la diversité des points de vue, de nos exégètes actuels.

Bientôt nous aurons peut-être droit à l'Apocalypse (troisième volet en cours de tournage), et si jamais nous sommes encore là, je ne veux pas rater ça.

Devinette

Le beau vingt-et-unième quoi ?
Un indice : Malgré les apparences, il ne s'agit pas d'un régiment français bataillant dans les montagnes helvètes.
Alors ?