18 janvier 2009

Chansons d'amour et couples en folie

Neue Vocalsolisten Stuttgart


Le Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris de la rue de Madrid, proposait jeudi dernier un magnifique programme de musique contemporaine, avec deux création françaises d'Enno Poppe et une création mondiale de Lucia Ronchetti. Deux ensembles de tout premier rang étaient convoqués pour l'occasion : les Neue Vocalsolisten Stuttgart pour les voix, et l'ensemble 2e2m pour les instruments. Je doix confesser qu'il m'a rarement été donné d'assister à un concert de musique contemporaine aussi plaisant, tant dans l'ambiance chaleureuse et vive du côté des musiciens comme du public, que dans la prouesse musicale et scénique de haute volée de la part des interprètes.
Pour commencer sous les meilleurs auspices, le concert commençait avec la musique de Claude Vivier. Cela ne pouvait que me réjouir, car Claude Vivier est décidément un de mes compositeurs de prédilection depuis que j'ai découvert sa musique. Je m'aperçois d'ailleurs que j'ai fait peu de chemin dans la découverte de son oeuvre, peut-être car je prends le temps de découvrir ses chefs-d'oeuvre au hasard des circonstances. C'est une joie immense que de se laisser choisir par la musique, plutôt que d'aller sans cesse vers elle. Or la musique de Claude Vivier, que je n'ai jamais cherché à connaître de moi-même, s'impose à moi de manière naturelle, à intervalles réguliers. Comme si au travers du flot incessant d'informations dont je suis abreuvé comme tout un chacun, cette musique parvenait à s'immiscer dans mon esprit de manière insistante pour me rappeler le bonheur qu'elle me procure. Avec ce sentiment étrange que je deviens un logis pour elle, et que si pour ma part je trouve un grand bénéfice émotionnel et humain à en faire l'expérience d'écoute, la musique de Claude Vivier semble réciproquement s'installer en moi avec une franchise déconcertante.


Claude Vivier


Claude Vivier est né le 14 avril 1848 à Montréal, de parents inconnus. Il a été adopté à l'âge de deux ans. A 13 ans, il fréquente des pensionnats dirigés par les Frères Maristes, une communauté vouée à la formation de jeunes garçons à la prêtrise. A l'âge de 18 ans, on lui indique de quitter le noviciat, et il s'inscrit au Conservatoire de Musique de Montréal. Il prend alors des cours avec Gilles Tremblay, le fameux compositeur et pédagogue canadien né en 1932, qui a côtoyé notamment Varèse, Messiaen et Pierre Schaeffer. Gilles Tremblay compose une musique très poétique, qui puise souvent son inspiration ailleurs que dans le monde purement sonore : vagissements d'un bébé, mouvement de la mer, rotation des saisons etc. Et surtout il développe le concept d'une musique mobile non seulement dans sa forme mais dans son articulation, toutes choses qui seront d'une importance capitale dans la formation de Claude Vivier. Celui-ci dira d'ailleurs être né trois fois : une fois en 1948, une fois en 1968 auprès de Gilles Tremblay et une dernière fois en 1972 auprès de Stockhausen (à Cologne).
En 1974 il revient à Montréal et commence à sa faire connaître à la Société de Musique Contemporaine du Québec, puis en 1976 il entreprend un long voyage initiatique en Extrême-Orient. Commence alors une longue période de création acharnée, au cours de laquelle il compose une cinquantaine d'oeuvres, jusqu'à sa mort brutale en mars 1983 à Paris, où il est sauvagement poignardé par un jeune homme, prétendu amant (qui sera condamné pour ce meurtre).
Deux mois avant sa mort, il laissait cette lettre à son amie Thérèse Desjardins :
"Je dois composer d'arrache-pied, donner aux êtres humains une musique qui les empêchera une fois pour toutes de faire la guerre. Une phrase me revient à l'esprit : "C'est ma propre mort que je célébrerai". Je ne sais pourquoi, il me semble que je veuille vaincre la mort sur son propre terrain, la rendre libératrice de l'être ouvert sur l'éternité. Donner aux humains une telle musique que leur conscience débouche directement sur la mort, sans payer un tribut au vieux Passeur de l'Achéron !".
La pièce que nous avons entendue jeudi s'intitule Love Songs. C'est une oeuvre a capella pour six voix de 1977 (donc d'avant sa période spectrale qui commence à partir de 1980), commandée par une compagnie de danse d'Ottawa.
C'est une oeuvre qui mêle dans des langues aussi diverses que le latin, l'anglais, le français ou l'allemand, les histoires d'amour archétypales de Tristan et Iseult, de Roméo et Juliette et d'autres, à des histoires plus intimistes d'enfant seul ou de personnes dépressives. Très fortement théâtralisée, la pièce nécessite que les chanteurs passent de l'éclat de rire aux larmes, du cri intempestif aux ronronnement délicat. La dramaturgie les mène tour à tour à s'isoler face au groupe, des couples se font et se défont de manière très caractérisée, soit par unification de la langue où par de subtils dialogues musicalisés, et les histoires personnelles de chacun s'imbriquent en autant d'interactions donnant lieu à différentes séquences paroxystiques.
Il va sans dire qu'un tel spectacle est pleinement jubilatoire. L'art occidental trouve là un aboutissement, il atteint une sorte de quintessence. Les chanteurs en pleine possession de leurs moyens s'en donnent à coeur joie, se coupant les paroles les uns les autres, ou au contraire déroulant le tapis sur lequel chacun va s'engager, dans une sorte d'allégresse communicatrice. L'intelligence de la forme et la justesse de la construction musicale, permettent aux chanteurs de se déployer et d'utiliser tout leur savoir-faire, dans une musique qui reste excessivement rigoureuse, pour donner l'illusion d'une sorte d'improvisation amusée.



Enno Poppe


Avec Enno Poppe, on entre dans un autre univers. La découverte de la musique du compositeur à la radio, il y a deux ans peut-être, a été un choc réel pour moi. C'est un des très rares compositeurs que j'ai écouté en boucle pendant un moment. J'étais fasciné par les sonorités complètement nouvelles qu'il proposait. Surtout que je ne savais rien sur lui, et qu'il me semblait être totalement inconnu, ce qui est moins vrai aujourd'hui. Sa musique pour piano, en particulier, me mettait à genoux. Je n'y comprenais rien. Des déferlements de notes, des empilements jusque-là inconnus, des sonorités exponentielles, avec des effets de brouillage harmonique pour lesquels je me serais damné.
Je conseille de lire à son sujet mon billet précédent, qui reprend les propos qu'il a tenus au Cdmc cette semaine. Ce que je retiens en premier, c'est bien évidemment les premiers mots de Martin Kaltenecker disant qu'on ne peut rien dire sur la musique d'Enno Poppe. En effet, voilà un compositeur qui ne suit aucun modèle, qui ne développe aucune théorie, qui ne s'appuie sur aucun concept pour élaborer sa musique. A partir de là il est difficile de détacher des points de repère, comme chez Messiaen avec l'ornithologie, comme chez Stockhausen avec sa conception particulière des interprètes musiciens, ou encore chez Lachenmann et sa musique concrète instrumentale, pour ne citer que ces exemples. Parler de la musique d'Enno Poppe est très peu satisfaisant, et rien ne peut remplacer l'écoute, je dirais même l'expérience de l'écoute.
Disons simplement qu'à la base du travail d'Enno Poppe il y a tout de même les mathématiques, au travers des algorithmes, qui lui fournissent des "modèles" très complexes pour élaborer de nouvelles formes, par exemple un algorithme qui permet de modéliser la croissance d'une plante. Les mathématiques s'effacent néanmoins de plus en plus dans son processus de composition, au profit du matériau musical ; c'est-à-dire que la matière elle-même devient suffisante pour explorer de nouveaux territoires. D'autre part Enno Poppe concentre beaucoup son travail et ses "recherches" sur l'utilisation des micro-intervalles, qui divisent le spectre sonore en unités beaucoup plus petites que le ton et le demi-ton (les notes sont pensées en termes de fréquences). Les micro-intervalles sont très difficiles à manipuler, générant de nombreuses contraintes harmoniques et mélodiques, et posant d'extrêmes difficultés d'intonation. Enfin, Enno Poppe met à l'épreuve des systèmes musicaux, en les portant au maximum de leurs contradictions et de leurs tensions, pour les amener jusqu'à leur point de rupture. Il y aurait bien sûr beaucoup d'autres choses à dire sur Enno Poppe, mais ce sont là les quelques éléments qui me paraissent fondamentaux.
Enno Poppe est né en 1969 en Allemagne. Il étudie la composition avec Gösta Neuwirth (autrichien né en 1937). Il étudie la synthèse sonore et la composition algorithmique à Berlin. Il obtient de nombreux prix à partir de 1992. En 1996 il effectue un séjour à la Cité Internationale des Arts de Paris. Il est maintenant professeur de composition à Berlin et donne des cours de composition à Darmstadt.
Deux pièces d'Enno Poppe étaient jouées au concert :
La première Drei Arbeiten pour baryton, cor, piano et batterie, écrite en 2007, est un air tiré de son opéra en construction "Arbeit Nahrung Wohnung" sur un livret de Marcel Beyer.
J'ai été un peu surpris par cette pièce, dont l'instrumentarium vraiment peu habituel et l'utilisation qu'en fait Poppe m'ont fait penser à une sorte de jazz complètement halluciné, survolté. C'est surtout la partie de piano qui m'a le plus impressionné. C'est une écriture dont je ne sais trop que dire sinon qu'elle est immédiatement reconnaissable. C'est très rapide et très précis, c'est magique. En ce qui concerne le chant, je n'ai pas été réellement convaincu mais j'ai l'impression que l'idée du vibrato excessif n'a pas fonctionné. C'est typiquement le genre de pièce déstabilisante sur laquelle il est impossible d'avoir un avis sans la réécouter, et dès que j'en aurai l'occasion je le ferai !



2e2m

La seconde pièce, Scherben était jouée en fin de programme. C'est une pièce instrumentale d'abord composée en 2001 et remaniée en 2007. L'ensemble instrumental est composé comme suit : flûte, hautbois, clarinette (et clarinette basse), basson (et contrebasson), tuba, trombone, cor, trompette, piano et deux jeux de percussions.
D'après le compositeur dans la note programme, Scherben suit une chaîne rigide exécutée strictement, c'est-à-dire qu'au départ on trouve un processus à l'intérieur duquel les règles le mènent tout naturellement vers sa propre résolution. Il ajoute qu'à la fin, soit on considère que la pièce tombe en ruine, soit qu'elle atteint sa plus haute consistance. Je ne sais si je penche plutôt pour la seconde solution, mais il me semble que la pièce gagne fortement en consistance au fur et à mesure de la pièce et que, si le début travaille sur de l'infinitésimal, en revanche à la fin les forces sonores se déchaînent. Peut-être ce déchaînement laisse place à de la poussière, c'est à chacun de voir, et d'aller écouter la fascinante musique d'Enno Poppe.


Au cours de ce concert au CRR de Paris, était présentée en création mondiale la nouvelle oeuvre de Lucia Ronchetti. Cette compositrice italienne est née en 1963. Elle a étudié avec Sylvano Bussotti (le grand provocateur opératique), Salvatore Sciarrino et Gérard Grisey. Elle compose ses premières oeuvres importantes à partir des années 1990 : beaucoup d'opéras de chambre, de musique pour petit ensemble avec ou sans électronique, et d'opéras radiophoniques.
Le Voyage d'Urien, composé en 2008 sur des textes tirés d'André Gide (Urien) et de psychiatres français du XIXè siècle, est une sorte de théâtre musical, visant à relier sur scène les deux ensembles Neue Vocalsolisten Stuttgart et 2e2m, sous forme de personnages. Chaque personnage est formé par un couple chanteur/instrumentiste et disposé sur la scène : Le contre-ténor avec l'alto, la soprano avec la trompette, le ténor avec le saxophone, la basse avec le violoncelle, le baryton avec le cor, et la percussion seule au centre, alter-égo du chef d'orchestre. Je vous laisse imaginer la palette compositionnelle qui s'ouvre ainsi, à la fois en termes de synthèse de timbres mais aussi en termes de caractérisation des personnages.
Les personnages, qui sont-ils ? Des malades psychiatriques en état d'errance, ayant un besoin de fugue compulsif, des vagabonds un peu fous qui ont fait l'objet d'études par des psychiatres (Colin, Courbon, Tourette etc.) dans le domaine des "maladies mentales transitoires". Ces "voyageurs aliénés", comme les apelle Lucia Ronchetti, ce sont par exemple S., une femme âgée étudiée par MM. Benon et Froissart en 1908 et représentée par le ténor/saxophone ; ou Nichette, une femme observée par Janet en 1898 et représentée par le soprano/trompette. Il y a aussi Urien, qui erre dans la mer des Sargasses, au baryton/cor.





Lucia Ronchetti


Les textes alternent des soli et des tutti. Les soli, c'est quand un malade exprime son mal. Par exemple : "je ressens d'abord comme un tressaillement, puis une contraction nerveuse générale ; la tristesse s'empare de moi, un profond dégoût de tout ce qui existe, et je pars". Les tutti, ce sont les commentaires des médecins. Par exemple : "Albert éprouve, nous dit-il, une impulsion irrésistible de marche avant l'accès qui le force à partir. Son caractère change, il devient morose et taciturne, il éprouve un violent mal de tête accompagné de sueurs profuses, il a des bourdonnements d'oreilles, des étourdissements et un tremblement nerveux qui le force à marcher".
Lucia Ronchetti a composé avec Le Voyage d'Urien une pièce tout à fait intriguante, et surtout très originale.
Il faudrait parler du sujet, d'abord. Le sujet est extrêmement important, lorsqu'on sait qu'aujourd'hui une bonne partie des oeuvres vocales scéniques sont encore basées sur des sujets éculés qui ne sont que des poncifs de l'opéra. Prendre pour texte des écrits de psychologues du 19è siècle est une très belle idée, d'autant plus qu'elle vient à l'appui d'un récit énigmatique d'André Gide, auteur peu couru par les compositeurs. Sur le fond, le sujet est traité avec beaucoup d'intelligence. Les personnages sont des archétypes, en l'occurrence des patients sous l'oeil de docteurs. La compositrice utilise ces archétypes pour nous faire voyager dans l'histoire de la psychiatrie. Elle pose des problèmes philosophiques sur les concepts liés à l'existence. La fugue obsessionnelle n'a pas de but, c'est une réaction à un trouble, un symptôme, mais c'est un acte conscient qui a des conséquences spéciales. C'est à la fois un état clinique et une réaction sociale. Je trouve personnellement assez intéressant qu'une oeuvre musicale puisse me faire réfléchir à ces questions.
Il faudrait parler aussi des associations voix/instrument. Je suppose que Lucia Ronchetti a longtemps réfléchi à la nature de ces associations. Peut-être s'est-elle appuyée sur les nombreuse recherches qui existent dans le domaine du timbre, par exemple pour savoir quels instruments faut-il combiner pour avoir tel ou tel timbre, sachant que devant la multiplicité des possibilités les ordinateurs peuvent nous aider à trouver la solution la plus adaptée. Peut-être a-t-elle aussi pensé ces associations sous des rapports plus concrets, en se demandant quels "mariages" pourraient être intéressants d'un point de vue musical et scénique, et en imaginant peut-être les musiciens eux-mêmes. Les personnages sont caractérisés par la musique, mais la question du sexe a son importance. Albert est un contre-ténor/alto, l'alto étant joué par une femme et la voix de contre-ténor étant placée aussi haut que celle d'une femme. Il faudrait savoir en quoi cette association caractérise-t-elle le personnage d'Albert ? Par ailleurs, il me semble clair que chaque association, par son caractère spécifique, sert l'unicité des personnages les uns par rapport aux autres.
Sur un plan plus général, l'alternance soli-tutti est aussi réalisée avec minutie. Sur le plan de l'écriture musicale, Lucia Ronchetti fait preuve d'une virtuosité incroyable, qui renouvelle grandement mon expérience d'auditeur. Pour arriver à faire fonctionner ensemble tous ces "doubles", il faut vraiment une maîtrise technique imparable. Car je tiens à le préciser, le résultat musical est tout à fait probant. Contrairement à beaucoup de compositeurs qui ont des idées mais dont la réalisation musicale laisse perplexe, Lucia Ronchetti déploie un art consommé de la composition, à la hauteur de ses maîtres. Chaque moment de la partition comporte des harmonies sublimes et des idées inattendues, et la dynamique est sans cesse renouvelée.
De par sa configuration scénique, cette pièce est un spectacle complet, plein de surprises, qui comporte beaucoup de moments très drôles, et fait preuve d'une grande générosité envers l'auditeur. Ce n'est pas négligeable, surtout dans un conservatoire, où la quasi-totalité du public est constituée de musiciens, dont certains sont en phase d'apprentissage, et c'est une belle leçon de leur montrer que la musique contemporaine peut être aussi, et surtout, immensément gratifiante.

16 janvier 2009

Dialogues avec Enno Poppe

Voici un résumé de l'excellente rencontre qui eu lieu au CDMC mardi dernier :

Dialogues avec Enno Poppe, 13/01/09





Enno Poppe


Etaient présents :


Enno Poppe
Né le 30 décembre 1969, il a un catalogue de 30 oeuvres, dont 25 publiées chez Ricordi.
Il est joué pour la première fois en France en 1996 à la Cité des Arts.
Fin 2008 il a été joué à l'auditorium du Louvre dans le cadre du cycle Boulez

Son catalogue comprend entre autres :

Thema mit 840 Variationen pour piano (1993-1997),
Knochen pour ensemble (1999-2000),
Holz pour clarinette et petit ensemble (1999-2000),
Öl pour ensemble (2001),
Herz pour violoncelle solo (2002),
Rad pour deux claviers (2003),
Interzone - Lieder und Bilder, d’après les écrits de William Burroughs,
trio pour piano Trauben (2005),
Salz pour ensemble (2005)
Scherben (2007)



Corinne Schneider
Prof d'histoire de la musique au CRR de Paris et docteur en musicologie diplômée à Tours



Martin Kaltenecker
Docteur en musicologie, il travaille comme traducteur et producteur à France Musique. Il a publié La Rumeur des Batailles (Fayard, 2000), Avec Helmut Lachenmann (Van Dieren, 2001), ainsi que la traduction commentée des Moments musicaux de T. W. Adorno (Contrechamps, 2003).



Pascale Criton
Compositrice née en 1954, élève de Wyschnegradsky et Grisey, elle a côtoyé Deleuze, et s'est intéressée à la question de continuum sonore dans sa thèse de doctorat. Elle compose de la musique microtonale et fait des recherches sur les micro-intervalles avec l'Ircam.



Jacques Coget
Anthropologue et biologiste, auteur de la trilogie "L'Homme, l'animal et la musique", de "L'homme, le minéral et la musique", et de "L'homme, le végétal et la musique", une somme sur l'anthropologie du sonore.



Martin Kaltenecker :
Il y a des musiques qui produisent des discours et d'autres qui coupent la parole.
Enno Poppe se place dans la deuxième catégorie.
Que dire sur sa musique ?
Il ne ressemble pas à ses prédecesseurs allemands
la musique allemande produit et draine habituellement beaucoup de discours
Wagner, Schoenberg, Stockhausen, Lachenmann ont beaucoup écrit
Enno Poppe :
Penser sur la musique est une sorte d'improvisation
ce que je pense de la musique n'est pas fixe
on utilise des métaphores pour parler de la musique
c'est autre chose que de la musique
si la musique est claire, en revanche parler de la musique n'est pas clair
personnellement je ne vois pas l'intérêt d'écrire sur ma propre musique
moi je l'écris, d'autres la jouent, d'autres en parlent
par exemple pour Tier, des gens imaginent un animal
est-ce qu'ils ont tord ?
chacun a sa propre idée sur la musique
MK
Je pense à Ligeti, qui s'exprimait peu sur sa musique mais aimait beaucoup en parler avec des scientifiques
EP
La technique n'est pas la composition
Nono, et Lachnemann surtout, a beaucoup écrit sur sa musique
ses textes ne sont pas à la hauteur de sa musique
sa musique est plus riche que ce qu'il en dit
MK
pragmatique ?
EP
Non, mais il est intéressant d'échanger avec les musiciens
Ce sont les premiers qui lisent ma musique, c'est mon premier public
MK
En 1980 la musique allemande était fortement engagée
Rihm, Spahlinger (Mathias Spahlinger, b. 1944)
Votre génération a-t-elle un rapport plus simple à la musique ?
EP
Qu'est-ce que ma génération ?
Chacun pense différemment
Je compose avec un microscope
On voit des choses que l'on ne connaît pas avec un microscope
Je n'ai pas besoin de politique ou de métaphysique
Le matériau est suffisant, il a ses propres possibilités
Trouver des choses est le plus important
La musique que je veux écouter n'existe pas, il me faut l'écrire
MK
Quel est le point de départ pour les trouvailles ?
EP
Premièrement la syntaxe
Je travaille avec de petits objets musicaux
Je cherche la plus petite cellule, qui est tojours complexe
Chaque chose est complexe : il y a toujours une hauteur, une dynamique, une rythmique
Une technique spécifique peut occasionner un traitement du matériau
par exemple dans une pièce pour piano il y a 840 variations en 6 minutes
Avec un matériau très primitif, il y a une recherche sur la syntaxe
par exemple travailler sur la métrique : 3 db croches, 4 db croches, 5 db croches etc.
ici on n'a pas de rubato et c'est plus compliqué qu'une métrique normale
MK
Vous séparez dans la composition les éléments rythmiques, harmoniques etc. ?
EP
Oui. Il faut prendre des décisions
Une seule chose à la fois
C'est pour le travail, mais tout est pensé avant dans sa complexité
MK
Il y a des mélodies, des mélopées
EP
La linéarité est important.
Les cellules font partie d'une série
De la linéarité provient l'unicité
c'est l'exemple du fil à linge, qui relie des éléments disparates en un ensemble unique

Corinne Schneider :
Salz : le sel ; Knochen : les os ; Scherben : bris de glace ; Herz : coeur, etc.
Ce sont des titres concrets
On a aussi d'autres titres sur la virtuosité
17 études pour violon, variations pour piano
ainsi que des titres sous forme de date
Enno Poppe :
ça n'a aucune signification, la date
C'est une manière de dire "j'ai fini", et en garder la trace mémorielle
CR
Et les études ?
EP
Les études pour violon, c'est une étude à la fois compositionnelle et virtuose
Les structures sont identiques, mais les problèmes techniques changent
CR
Il y a l'idée de "très court", qui entraîne l'idée de "série"
EP
L'idée c'est de travailler avec des cellules, comme Feldman
Feldman a fait ça dans un tempo très lent
Je voulais voir comment ça donne si on le prend de manière très rapide
La pièce pour violon part sur une idée à la Feldman, mais très rapide
C'était un commencement pour moi
La cohérence. Comment trouver la cohérence ?
Pour suivre la musique il faut comprendre quelque chose
La perception est très importante
Je prends donc des cellules simples, même si les relations entre elles sont complexes
Si le matériau est complexe, la musique est impossible à suivre
Ce n'est pas pragmatique
c'est juste que je suis heureux lorsqu'un compositeur me permet de rester attentif
Cela permet de ne pas s'endormir
CR
Vous composez une musique vive, arborescente, une musique mobile
Avez-vous besoin de vos ralentir vous-même ?
EP
Ma musique n'est pas toujours rapide
En fait je suis intéressé par les extrêmes
C'est pour avoir des choses claires, c'est feldmanien
Le lent doit être vraiment lent
le rapide doit aller très vite
C'est pour trouver l'intensité, qui ne se trouve que si la musique est extrême
CR
Et dans le travail, vous êtes aussi rapide ?
EP
En revanche, pour le travail je ne suis pas rapide.
Je recherche
Je suis suis sceptique devant les solutions immédiates
J'ai toujours l'impression d'avoir oublié quelque chose si je vais trop vite
CR
Qu'en est-il du calcul, des multiples possibilités qu'offre un matériau ?
et son rendu instrumental ?
EP
Structure, matériau, geste du musicien : tout cela est différent
Ce sont les contradictions qui m'intéressent
Par exemple les micro-intervalles demandent une virtuosité grande, mais différente de la virtuosité habituelle
Un autre contradiction peut venir entre la virtuosité et la structure
CR
Vous allez jusqu'au bout de vos idées, à l'extrême
Est-ce pour déranger, quel effet est escompté ?
EP
Je ne sais pas, c'est difficile
Il n'est pas nécessaire de savoir ce que les auditeurs en pensent
Chaque auditeur est différent

Pascale Criton


Pascale Criton :
Il y a une indépendance des idées par rapport à leur mise en situation
Êtes-vous d'accord avec cela ?
Enno Poppe :
Oui. Il y a un temps normal pour un matériau, une structure normale
J'essaie d'utiliser des matériaux non-normaux avec une structure normale par exemple, pour voir ce qui se passe. C'est l'idée de contradiction
PC
Vous exercez une tension entre des principes, pour voir jusqu'où l'idée est valable.
La question des micro-intervalles
Faisons ensemble un tour des différentes manières de l'employer
en termes de découvertes et d'agencements
Et aussi la question du "drama" qu'une oeuvre révèle
EP
Au conservatoire, on m'apprenait que la musique micro-intervallique doit être lente pour être jouée, en raison des difficultés d'intonation
J'ai cherché à en écrire une qui soit rapide
j'ai eu la solution avec le clavier électronique
vous pouvez diviser le demi-ton en 16 parties
Vous avez 192 notes dans une octave
Avec le clavier on peut tout modifier en pressant un bouton
J'ai aussi écrit des pièces pour l'orgue Hammond, ou des simulateurs d'orgue Hammond
On peut désaccorder l'instrument, et avoir le plus de hauteurs possibles
Il y a deux conceptions pour les micro-intervalles :
- linéaire, c'est la mélodie et sa direction
- l'harmonie.
En ce qui concerne l'harmonie, j'ai trouvé des accords.
ce n'est pas une théorie, mais j'ai ma méthode
Je prends par exemple deux fréquences-centre
Je fait une addition et une soustraction et j'obtiens donc 4 notes
Avec 3 notes de départ, j'obtiens 9 notes
Avec 4 notes de départ, j'en obtiens 16
c'est un calcul de fréquences
PC
Est-ce en lien avec une recherche sur la résonance ?
EP
Non, simplement addition et soustraction.
Cela donne des accords comme en fait entendre le ring modulator
ça sonne harmoniquement étrange
Dans la musique de 12 sons, un accord majeur est possible
Dans le ring modulator, un accord spectral est possible
Mais ce qui m'intéresse c'est de tasser et d'étirer
Le spectral m'intéresse, parce que beaucoup d'accords sonnent faux
PC
Vous ne suivez donc pas un modèle ?
Des combinatoires régulées ?
EP
Dans Holz, pour clarinette et ensemble, il y a une ligne micro-intervallique linéaire
l'ensemble est comme un choral
On peut calculer ces accords
Mais chez moi la note la plus importante n'est pas la basse mais le centre
C'est la note que l'oreille identifie le mieux
PC
Quelle expérience d'écoute offre le micro-intervallisme ?
EP
Pour les musiciens : l'intonation
Pour le public : ce n'est pas si difficile
PC
Vous appelez l'auditeur à écouter, il y a un renouvellement de l'écoute
EP
J'espère !
jeudi prochain, dans Scherben, le cor jouera des 1/4 de ton naturels
Le baryton fera un vibrato exagéré
En mai, Salz sera pour orgue Hammond, en micro-intervalles
Tout est désaccordé, on oublie l'accord normal
PC
La variation des fréquences vous permet-elle de travailler la couleur ?
Cela part-il d'une analyse ou d'une intuition ?
EP
Recherche, non pas analyse.
Je "fais", je ne suis pas dans la théorie
J'ai composé une pièce pour orchestre avec des micro-intervalles, c'est très intéressant
Les musiciens ne savent pas comment jouer
Il y a trop de couleurs
Cela entraîne une impureté dans la réalisation
Moi, je veux écouter cela, l'impureté, le fait que les musiciens ne jouent pas exactement
L'intonation micro-intervallique est si difficile
Par exemple au contrebasson une faute peut devenir expressive
j'aime ça
PC
On trouve dans votre musique des traits vocaux d'influence extra-européenne
EP
Je suis influencé par la musique arabe, d'Azerbaïdjan
j'ai un intérêt pour les ornements
Dans la musique coréenne, il y a de nombreux glissandos
Chaque temps devient un autre évènement

Corinne Schneider :
La musique française est essentiellement harmonique.
Vous voulez déspectraliser la musique, casser le spectre
Enno Poppe :
C'est pour avoir un réservoir plus riche, mais pas de système
La conception harmonique peut évoluer au cours d'un morceau par exemple
Il faut déconstruire la technique
CR
Vous suivez moins les modèles mathématiques qu'avant ?
EP
J'ai beaucoup de pièces à écrire, et je ne peux m'intéresser à tout.
Je n'ai plus besoin de m'intéresser à des choses extra-musicales pour composer
Je trouve tout dans la musique
J'ai appris à trouver mon chemin dans la musique

Jacques Coget :
Je ne connaissais pas votre musique. Je l'ai d'abord écoutée
le côté végétal m'a frappé
Enno Poppe :
Oui. Je m'intéresse aux cellules et à la croissance des cellules
J'ai des calculs pour faire les séries de cellules
Je me suis beaucoup intéressé à la croissance des plantes et aux simulations d'ordinateur
avec des règles très petites, on pet obtenir quelque chose de très complexe
JC
Avez-vous utilisé des fractales ?
EP
Oui. Zeit, par exemple, a la même structure sur 4 ou 5 niveaux
JC
Il y a des greffes aussi dans votre musique, des matières extérieures
EP
Les choses de la croissance sont une métaphore
Il y a quelque chose d'organique dans la musique
La plante est programmée dans sa croissance
Moi, je sais la fin de la pièce quand je commence
La croissance a une direction, j'ai une idée de la fin
Je sais beaucoup de choses sur le processus que j'invente
Je sais où je mène ma plante
JC
Dans Knochen, le broussaillement donne lieu à des fruits
EP
Dans Knochen, j'ai un matériau extrême, fort
Dans le troisième mouvement, la musique devient aiguë
Les cordes tapent sur le sol avec un marteau, c'est très primitif
JC
Dans les musiques traditionnelles il y a des disharmonies
On trouve ça dans le vivant
Est-ce que votre musique représente votre vision de la société ?
EP
Non, c'est trop grand
Moi je fais de l'art
C'est plus précis de faire une recherche sur une certaine plante que d'avoir une théorie pour l'humanité
JC
Pourquoi avoir étudié la simulation de la croissance végétale ?
EP
Pour voir un processus qui va de A vers B
Trouver des séries plus riches que 1, 2, 3, 4...
JC
Qu'est-ce qui préside : l'algorithme ou le matériau ?
EP
De plus en plus le matériau sonore, très nettement.