15 décembre 2009

Interzone à la Cité de la Musique

Le projet Interzone est né en 2003, suite à une commande du Festival de Berlin. Le compositeur Enno Poppe, la vidéaste Anne Quirynen et le librettiste Marcel Beyer se sont associés pour concevoir un spectacle à la fois musical et visuel, à partir du recueil de nouvelles Interzone de William Burroughs. Cette oeuvre pour récitant, choeur, ensemble instrumental et vidéo a été créée en 2004 par Omar Ebrahim, les Neue Vokalsolisten et l'ensemble Mosaik (l'ensemble de Enno Poppe), sous la direction de Jonathan Stockhammer. Elle était reprise le 3 décembre dernier par le même Omar Ebrahim, l'ensemble vocal Exaudi et l'EIC, tous placés sour la direction de Susanna Mälkki.

L'effectif musical comprend un récitant, 5 chanteurs, 7 instruments à vent, 1 accordéon, 2 claviers et 2 percussions. La vidéo est disposée en huit panneaux qui entourent la scène centrale où sont placés les musiciens. Le texte, en anglais, se compose de 17 chapitres en trois parties qui reprennent quelques passages du livre d'origine, remaniés et adaptés pour la scène.

William Burroughs et Alan Ansen à Tanger en 1957

Interzone, c'est Tanger dans les années 50, une zone internationale contrôlée par les Nations Unies, une ville grouillant d'espions, de criminels et de trafiquants de drogue. C'est à cette endroit que vit et travaille Burroughs à cette époque. Le livret de Marcel Beyer est assez chaotique, à l'image du texte d'origine et de la situation dans laquelle se trouvait son auteur, et n'a pas de suite logique.

La première partie est faite de fragments épars où l'on aperçoit Tanger ("Gibraltar s'étend derrière nous [...] L'afrique s'étale devant nous") ; on pénètre le monde des insectes ("Abeilles, mites, moustiques, libellules, [...] le jour est venu où l'on voit le monde au travers d'yeux à facettes") ; et l'on fait face à quelques vérités ("Tu n'étais pas là au commencement / Tu ne sera pas là à la fin"). La deuxième partie, d'un seul tenant, suit les pas d'un chercheur d'abeille : "Je suis un chercheur d'abeilles", "Portant une veste d'apiculteur, masque, gants, bottes, j'ai fouillé la ruche", "Je cherche les continents cachés sur la cire", "Je reviens, tel un Saint Bernard, appelé par le langage secret des abeilles" etc. La troisième et dernière partie est tournée vers la mort et la dépression : "Par moment je me sens au bord du précipice", "Plaise à Dieu que je ne meure jamais dans un putain d'hôpital", "je ne peux et ne veux feindre la mort" etc. Au final, le texte semble être le fruit de délires, couchés sur le papier sous l'emprise de la drogue, dont Burroughs était un consommateur coutumier (morphine, opium, héroïne, cocaïne).

Les vidéos réalisées par Anne Quirynen montrent un espace urbain, des buildings, des rues, des passants. Ce sont surtout des villes américaines et des ville indiennes que l'on voit, peut-être Chicago ou Mumbay. Ce qui l'intéresse, c'est "la manière dont ces espaces urbains interagissent avec le corps humain". "Tout repose sur une simple observation des citadins" explique-t-elle (note de programme). Les images fixes alternent avec de courts plans séquences, parfois saccadés. Les vidéos sont à peu près les mêmes sur les différents écrans, avec des effets de renversements et de la circulation d'un écran à l'autre. Leur succession ne suivant pas un tempo stable, cela introduit certaines ruptures, certaines images pouvant rester figées un moment, d'autres intervenant brusquement et rapidement. Si l'on ajoute la résolution faible, les teintes passées, le manque de fluidité et de continuité de ces vidéos, tout cela semble participer d'un travail sur la déformation et le filtrage de la réalité, comme dans un souvenir confus, un rêve fantasmatique, ou une vision fugitive sous l'effet de substances hallucinogènes.


La musique composée par Enno Poppe suit la découpe en trois parties. Avec la première partie, on pénètre une zone de turbulence particulièrement agitée. C'est l'interzone dans toute sa violence et son vacarme ambiant, grouillant d'espions et de trafiquants. Musicalement, les batteries sont largement mise à contribution, avec une profusion d'idées musicales en terme de dynamique et d'attaque. Elle perforent la matière sonore, tout en lui conférant de la robustesse, agissant comme une véritable colonne vertébrale de la déflagration. Si ce procédé est seulement esquissé dans cette partie, il trouvera son plein emploi à la toute fin de l'oeuvre, cette fois-ci dans des proportions apocalyptiques. L'écriture vocale exploite les potentialités solistiques des chanteurs. Chacun se voit confier des solis incisifs, à tour de rôle, par différents procédés d'immixtion et de propagation dans la sonorité orchestrale. Quant au récitant, Omar Ebrahim, il est mis à contribution dans la spécialité qui est la sienne, et pour laquelle de nombreux compositeurs s'intéressent à lui : la double fonction de déclamateur et de chanteur, comme David Moss. A priori je suis sceptique sur ce vocaliste, que je n'apprécie guère dans les Aventures de Ligeti par exemple. Par ailleurs en tant que récitant, il lui est difficile d'atteindre le lyrisme grandiose d'un Fosco Perinti dans Laborintus II de Berio (le 30 septembre dernier). Malgré cela, il a une présence indéniable, qui le rend crédible dans Interzone.

La deuxième partie instaure un climat plus méditatif. Une sorte de longue récitation se déploie lentement, se transmettant entre les différentes voix solistes. Enno Poppe exploite nettement les potentialités de la vocalité extra-européenne, comme il le fera également dans la troisième partie. Le renouvellement de l'écriture vocale constitue un des enjeux perpétuels du Musiktheater, il n'est qu'à lire le récent numéro que Die Neue Zeitschrift für Musik a consacré à ce sujet pour s'en rendre compte. De Beat Furrer à Georges Aperghis, un éventail très large de possibilités s'est ouvert ces dernières années, redessinant les contours du chant au moyen de cris, grommellements et autres susurrements. Sans renier l'intérêt de ces tendances, Enno Poppe est porté par d'autres vélléités. Il va chercher dans un ailleurs lointain une source d'inspiration salutaire qui transforme radicalement le mode d'émission vocale. "Si l'oeuvre commence par du parler plus ou moins normal, je me suis ensuite inspiré de techniques de chant extra-européennes, avec d'autres notions de justesse, d'intervalles, d'attaque et de glissando. Le son de la voix lui-même est exploré d'une manière, je pense, assez inédite" (note de programme). C'est probablement la vocalité extrême-orientale qui ressort le plus dans cette partie, rappelant beaucoup l'art du pansori. Chez Poppe, les chanteurs peuvent tenir une note en infléchissant sa hauteur, de l'infime variation au grand écart intervalliques de plus d'une octave. En jouant sur les fluctuations de la justesse, sur la non-fixité des notes - notion que l'on peut rapprocher du phénomène naturel du vibrato - le chanteur esquisse une ornementation, qui évolue en envolée lyrique, revêtant un caractère extrêment poétique et raffiné.

Sur le plan instrumental, les orgues Hammond sont largement mis à contribution. A la fin de cette partie, seuls, ils étirent des accords microtonaux sur des durées extrêmes. C'est peut-être dans ce passage que la force créatrice d'Enno Poppe est la plus frappante. Le compositeur construit ses accords sur une base qui lui est propre, bien loin du spectralisme, et de toute école constituée. Il a ses propres aspirations esthétiques, qui n'ont rien à voir avec la saturation ou toute autre vogue actuelle. Il poursuit une quête essentielle, qui remonte peut-être à Wyshnegradsky, celles des échelles. De nouveaux accords sont imaginables, au-delà de tout système et de tout dogmatisme. Seulement la manipulation de micro-intervalles ne peut suffire à créer ces nouveaux accords, ce qui entraînerait beaucoup de monde dans la brèche, il faut encore pressentir ces accords. C'est là que se distinguent les grands esprits, comme Bruno Mantovani par exemple, qui a déjà montré d'admirables facultés dans ce domaine. Enno Poppe est spécialement remarquable sur ce point, en ce sens que les accords conçus par lui portent sa signature. Björn Gottstein nous éclaire à ce sujet : "Dans Knochen [2000] et dans Öl [2001], Poppe a utilisé pour la première fois un procédé harmonique qui combine les principes de la microtonalité, de la musique spectrale et de la modulation en anneau. Le principe en est le suivant : un fa#4 correspond à 740 Hz, le la4 à 880 Hz. La somme des deux hauteurs est 1620 Hz, situé entre le sol4 (1568 Hz) et sol#4 (1661 Hz) [En fait sol5 et sol#5, je corrige]. La différence (= 140 Hz), se situe juste en-dessous du do#1 (139 Hz). Dans le cas le plus simple, Poppe tire de cela des accords de 4 sons [...]. Ces différentiels ou additionnels sont donc des sons désaccordés, mais, et cela fait l'intérêt de ce procédé, ils ne sonnent pas faux ou dissonants" (in Enno Poppe, Du devenir spectral, l'outre-son, p. 32, n. 6). La manière de penser ces dissonances composées de micro-intervalles, l'enchaînement des accords et leur inscription dans des processus temporels instables (accélérations, étirements), tient donc dans l'idée simple que ce qui sonne faux en apparence, peut sonner juste. En résulte un doux frottement entre ce que l'oreille à l'habitude d'entendre et ce qu'elle perçoit réellement. Et précisément, dans cette seconde partie d'Interzone, très étirée (sous-titrée "I made recordings of the continuous music"), on atteint un état de béatitude, à l'écoute d'un monde sonore vibrillonnant qui confine à la transe. (De Tanger à Tangerine Dream, il n'y a qu'un pas, que franchit Enno Poppe ?)

La troisième partie est plus hétérogène dans la succession des séquences. Dans le choeur d'entrée, le traitement vocal évoqué plus haut est étendu à l'ensemble des voix, et l'effet polyphonique rendu est tout simplement prodigieux. La suite est un moment magnifique, une sorte de cérémonie incantatoire assurée par des voix masculines, innervée d'influences arabes. Ce passage soulève une problématique particulière, qui rejoint celle du chant coréen. Il arrive souvent que des compositeurs importent des procédés venus d'ailleurs pour les inclure dans leur musique. Je ne parle pas des procédés de "stylisation", qui cherchent à imiter ou à reproduire de la musique exotique, mais bien de la démarche qui consiste à se réapproprier des éléments géographiquement exogènes. Messiaen, Ligeti, ou Feldman par exemple, ont souvent introduit des éléments culturels étrangers, enrichissant considérablement leur langage, mais en effaçant souvent les traces derrière eux. En l'occurrence, il n'est pas anodin d'effectuer des ponts entre les musiques orientale et occidentale, et il est évident que transposer un maqam sur un orgue Hammond prend tout son sens, s'il s'inscrit dans un dialogue fécond de part et d'autre. Or, le grand mérite d'Enno Poppe est certainement d'avoir su vivifier, ou "réactiver" (expression de Pauset à propos de ses oeuvres autour de François Couperin), le phénomène musical d'origine : il n' a pas opéré une simple intégration dans son langage, il en a également proposé une nouvelle écoute. La perception d'une certaine sensualité marocaine devient tangible, et bouleversante, rappelant les longues phrases ornementées d'Aïcha Redouane, mais plus encore l'éloquence du mawwal classique de Bajeddoub & Souiri. Certes, Poppe n'a pas l'atavisme arabe, et sa musique ne peut restituer ni l'esprit ni le sens de cette musique, mais les courbures et les mélismes orientaux se fondent à merveille dans l'écriture microtonale du compositeur. Et finalement, c'est la "musicalité" arabe qui se diffuse, et qui touche l'auditeur, enrichie des parures et des couleurs insoupçonnées d'une texture orchestrale riches en sonorités gauchies, fêlées. Loin du simple assemblage, de la fusion mondialisée et consumériste promouvant une certaine standardisation des cultures, ce passage saisissant témoigne au contraire d'un sens aigu de l'accueil, d'un grand respect de l'altérité. Par ailleurs il renvoie au contexte précis de l'oeuvre, cet "entre-deux" que symbolise la ville de Tanger. Et la musique vient ainsi, comme le dit Rainer Pöllmann, "évoquer une atmosphère, l'impression laissée par le passage d'un bord à l'autre, l'existence même dans le transitoire" (Programme de l'EIC 09-10).

Enfin, happé par l'hystérie qui s'abat sur la toute fin de l'oeuvre, j'ai été impressionné par la capacité d'Enno Poppe à engranger des éléments fort disparates, pour les restituer dans une pensée musicale qui tend au désordre, à la perte de contrôle. "Quelque chose du bruit du monde envahit ainsi la musique écrite", dit Martin Kaltenecker (Enno Poppe, Du devenir spectral, l'outre-son, p. 41), ajoutant qu'Interzone est "le lieu d'une conscience à l'écoute du monde, de délires brefs, de fragments, d'un sujet traversé par les sons". La musique d'Enno Poppe, en effet, donne à sentir une pluralité d'expériences. Elle déclenche une écoute ouverte, portée par la plénitude d'un son organique, vibrant, et profondément vivant.

J'ai vraiment beaucoup aimé Interzone, du moins en ce qui concerne la partie musicale, et je pense qu'Enno Poppe est actuellement un des rares compositeurs à avoir relevé l'importance du plaisir dans la musique. Le plaisir du son, le plaisir du jeu, le plaisir de l'écoute, le plaisir de l'aventure. Il y a dans sa musique une poésie, une respiration, une liberté, qui donnent envie d'y revenir. Interzone est une oeuvre fascinante, pour les oreilles et pour l'esprit, et je suis très heureux d'avoir pu la découvrir. J'aimerais bien, un jour, entendre cette autre pièce sur un livret de Marcel Beyer, d'après le mythe de Robinson : Arbeit Nahrung Wohnung (2008), musique de scène pour 14 hommes, 4 percussions et 4 claviers, qui dure une soirée entière. Espérons qu'elle sera montée à Paris dans les années qui viennent !

28 novembre 2009

Interzone

Une des fois n'est pas coutume, mais comme c'est la charmante Sarah Ichi de Spoka qui me l'a demandé, et que c'est l'occasion pour moi de parler de nouveau d'Enno Poppe sur ce blog, je transmet l'information suivante : Le vendredi 3 décembre à 20 heures à la Cité de la Musique, l'Ensemble Intercontemporain, l'ensemble vocal Exaudi et le baryton Omar Ebrahim présenteront le spectacle lyrique Interzone conçu en 2004 par le compositeur Enno Poppe et la vidéaste Anne Quirijnen, d'après l'ouvrage éponyme de William S. Burroughs. Une conférence-rencontre animée par Martin Kaltenecker aura lieu à 19h. Le concert sera rediffusé sur France Musique le 4 janvier 2010, puis sur Daily Motion. Plus d'infos chez Musicareaction.

11 novembre 2009

Lord, what fools these mortals be ! (2/2)

Capitaine de notre bande féérique,
Héléna est à deux pas d'ici ;
Et le jeune homme que j'ai charmé par méprise
Revendique auprès d'elle ses honoraires d'amant.
Assisterons-nous à cette amoureuse parade ?
Seigneur, que ces mortels sont fous !
William Shakespeare, Le Songe d'une nuit d'été, in Oeuvres complètes de W. Shakespeare, Tome 2 : Fééries, traduction de François-Victor Hugo, Paris, Pagnerre, 1865, p. 137


Enfin, il me faut aborder Achilles, qui représente pour moi un acmé dans l'art de Barry Purves. Le film se focalise sur l'histoire d'amour entre Achille et Patrocle, sur fond de Guerre de Troie : Achille, que sa mère Thétis a plongé dans le Styx à sa naissance afin de lui assurer l'immortalité, et Patrocle, son ami d'enfance et son mentor, sont engagés dans l'armée grecque pour reprendre Hélène aux troyens. Suite à une dispute avec Agamemnon, chef des armées, qui a désiré garder pour lui la jeune prisonnière troyenne Briséis sur laquelle c'est Achille qui avait le premier jeté son dévolu, ce dernier s'est retiré de la bataille avec Patrocle. Par son geste, Agamemnon a mis l'armée grecque en grand péril et Patrocle, ne peut laisser la situation se détériorer. Avant de repartir au combat, il revêt la cuirasse étincelante d'Achille, son épée d'airain, son casque magnifique et son solide bouclier. Mais lors de l'assaut contre les troyens, il succombe sous les coups d'Hector, frère aîné et défenseur de Pâris. A l'annonce de cette nouvelle, Achille est blessé dans sa chair. Reprenant les armes, il retourne à la bataille et tue Hector en combat singulier. Pâris, en retour, pour venger la mort de son frère, décoche une flèche empoisonnée sur Achille. Celui-ci est mortellement touché au talon, la seule partie vulnérable de son corps.


Derek Jacobi

Pour raconter cette histoire, Barry Purves a choisi d'utiliser une simple table ronde, sur laquelle il a dessiné un plan du théâtre d'Epidaure, et y a installé les marionnettes conçues par Ian Mackinnon & Peter Saunders. C'est Derek Jacobi, grand lecteur de l'Iliade, qui raconte l'histoire. Achille et Patrocle, nus comme des statues antiques, muscles apparents et sexe à découvert, vivent leur passion en toute liberté. Voluptueusement enlacés, ils soupirent dans l'étreinte, et leurs gestes lascifs et leurs regards traversés de désir débordent de sensualité. Mais l'histoire qui nous est racontée ne saurait se résumer à une sublimation de l'amour, et c'est un hurlement déchirant que laisse échapper le héros, lorsque son amant tombe sous les coups d'Hector. Les combats, d'une bestialité crue, où la barbarie éclate à la manière d'une danse païenne, sont d'une intensité rare, et la rage affleure sur les visages transis par la soif du sang. Inexorablement, la destinée funeste s'accomplit, avec son lot de corps transpercés, sous les yeux de la ravissante Hélène.




Barry Purves signe avec Achilles un film absolument unique. D'une part c'est un film de marionnettes d'une réalisation plastique virtuose. Les couleurs, les gestes, les déplacements des personnages, tout semble participer d'une logique implacable et millimétrée, dans laquelle on ne pourrait rien toucher sans que l'équilibre d'ensemble ne s'effondre. Au point que l'on se demande par quel miracle Barry Purves arrive à trouver l'espace pour introduire une narration cinématographique aussi inventive. Des mouvements de caméras différenciés, des prises de vues changeantes, des plans rapprochés sur les personnages, voire sur les visages, donnent à saisir jusqu'à l'expression la plus secrète d'un personnage. Tout participe d'une dynamique sans cesse renouvelée du flux narratif, témoignant une clairvoyance sans égal. D'autre part il s'agit d'un film hautement érotique, où les figurines transcendent leur état de créatures inanimées pour prendre vie sous nos yeux, et dévoiler ce que l'humain a de plus intime : le sexe. L'innocence altérée de ces marionnettes leur confère une force poétique stupéfiante. Barry Purves parvient à leur insuffler une véritable épaisseur, une humanité consciente, une sensibilité à fleur de peau. A aucun moment ne vient la sensation du faux, la prise de distance avec un monde supposé inerte, bien au contraire : la seule pensée que des marionnettes puissent à ce point nous émouvoir suffit à nous subjuguer. Jamais un film d'animation n'aura atteint un tel degré d'introspection dans les passions intimes et les tourments de l'âme. Et jamais la mythologie grecque transposée à l'écran n'aura trouvé de meilleur serviteur que Barry Purves.

Tableau : Léon Benouville, La Colère d'Achille (1847)

10 novembre 2009

Lord, what fools these mortals be ! (1/2)

Barry Purves

L'année dernière, Potemkine a sorti un DVD réunissant les films conçus, animés et réalisés par Barry Purves : Next (1989), Screen Play (1992), Rigoletto (1993), Achilles (1995), Gilbert & Sullivan (1998), et Hamilton Mattress (2001). Cinq pépites (j'exclue le dernier, qui ne présente aucun intérêt) qui propulsent le réalisateur au sommet du cinéma d'animation.

Next


Tout d'abord Next, sous titré "The infinite variety show", est une féérie shakespearienne qui tente le pari fou de condenser tout le théâtre du dramaturge anglais en l'espace de 5 minutes. Shakespeare lui-même, rejoue sur scène la totalité de ses pièces, du Conte d'Hiver aux Joyeuses Commères en passant par Macbeth, sous les yeux de Sir Peter Hall, l'un des plus grand metteurs en scènes britanniques. Un feu d'artifice éblouissant, les références s'enchaînant à train d'enfer jusqu'au bouquet final. La musique de Stuart Gordon (rescapé des Korgis) est une sorte de danse élisabéthaine dynamitée, extraordinairement mobile et entraînante, collant aux images à la perfection. Un pur instant de grâce.

Sir Peter Hall

Screen Play

Ensuite, Screen Play est un conte tragique inspiré du kabuki et du bunraku, et utilisant le langage des signes. L'emploi d'une scène tournante mobile et le jeu avec les panneaux coulissants japonais font que les séquences se succèdent de manière particulièrement efficace. La beauté des décors est époustouflante, tout comme les gestes très codifiés des personnages qui sont d'une infinie poésie. Le film, tourné en une seule prise fixe hypnotique, se termine en storyboard dans une rare violence.

Le bunraku, théâtre de marionnettes


Rigoletto


En mélomane averti, Barry Purves a réalisé deux films musicaux : Rigoletto, qui résume l'opéra de Giuseppe Verdi en 30 minutes, et Gilbert & Sullivan, qui replace les deux figures emblématiques de l'opérette anglaise dans les rôles qui jalonnent leurs oeuvres. Le premier est un exemple unique à ma connaissance d'opéra d'animation, aux décors fastueux et costumes flamboyants. La bande-son ne réunit ni un Placido Domingo en Duc de Mantoue ni une Ileana Cotrubas en Gilda, et a surtout le grave défaut d'être chantée en anglais, mais cela s'oublie vite devant la splendeur des images.

Wyn Davies, chef d'orchestre

Gilbert & Sullivan


Le second est un ovni tout droit sorti de l'esprit de Barry Purves, qui montre le compositeur Sullivan et son librettiste Gilbert se chamailler comme des gosses devant leur impresario Richard D'Oyly Carte. L'idée de génie du marionnettiste est que les trois protagonistes ne dialoguent qu'au travers des répliques extraites de leurs opéras, en un patchwork totalement farfelu qui fait sens à la fois textuellement et musicalement. Ainsi s'enchaînent et se superposent Patience, Les Gondoliers, Les Pirates de Penzance, Mikado etc., chantés avec délice par Sandra Dugdale et Stephen Pimlott, qui rendent toute la saveur de ces folles pages de l'époque victorienne. So British !

24 septembre 2009

Dusapin au cinéma


Je me suis enfin décidé à voir "Entre ses mains", le film d'Anne Fontaine avec Benoît Poelvoorde et Isabelle Carré. J'étais surtout freiné par le fait que voir Poelvoorde dans un thriller ne me paraissait pas crédible. D'autre part je n'avais jamais vu de film d'Anne Fontaine, et ce nom là ne m'évoquait rien qui puisse me donner envie de franchir le pas. Finalement, en me forçant un peu, j'ai réussi à passer outre ces petits blocages stupides. J'ai donc mis le DVD dans le lecteur et, chose que je fais souvent au moment de visionner un film, j'ai jeté un coup d'oeil aux informations concernant la musique. Et là, surprise : monsieur Pascal Dusapin en personne est crédité comme l'auteur de la musique originale. Voilà une annonce réjouissante qui m'a enlevé un instant quelques a priori négatifs. Et puis le film s'est déroulé. Un film d'une étonnante qualité, une sorte de thriller hitchcockien : une histoire entre une femme sage et rangée travaillant dans les assurances, et un homme assez instable, vétérinaire de profession, que l'on soupçonne d'être l'auteur de meurtres dans la ville de Lille. La réalisatrice se concentre sur les visages tourmentés, sur les situations équivoques, sur les non-dits pesants, et sur la psyche conflictuelle des personnages, créant un univers assez trouble et inquiétant. Elle nous livre un film sombre, entre torpeur et violence, avec une scène de meurtre que n'aurait certainement pas renié Hitchcock.

Pascal Dusapin

Et Dusapin dans tout ça ? Je me suis demandé plusieurs fois en voyant le film, si je n'avais pas entendu sa musique sans m'en apercevoir, peut-être distrait par le flux narratif, mais à aucun moment il ne me semblait avoir été accroché par quelque chose qui me rappelât son écriture, sauf à la toute fin. En écoutant les commentaires de la réalisatrice, j'ai eu la confirmation que la musique de Dusapin n'apparaissait effectivement qu'à la dernière séquence, à la 78e minute très exactement, pour s'éteindre quelques minutes plus tard au générique de fin. Dix minutes de musique, voilà le résultat du travail de Pascal Dusapin, en fait une longue plage pour un effectif d'une trentaine de cordes. Le compositeur lorgne davantage vers la modernité languissante d'un Alexandre Desplats que vers le glorieux passé hermannien, mais sa partition recèle les aspérités que l'on trouve chez Hans Werner Henze dans les films de Resnais, cousue dans le fil des émotions véhiculées tout au long du film. Lorsque la musique apparaît, le cheminement intérieur des personnages et des spectateurs semble jaillir avec d'autant plus de vigueur qu'il était vécu jusque-là de manière silencieuse (si l'on excepte les diverses musiques additionnelles). Ainsi émerge un climat fiévreux, électrique, et en même temps chargé d'effroi, qui magnifie la perversité sous-jacente des personnages. Dusapin a signé une musique à la fois ductile et paroxystique, en symbiose avec la narration, étoffant admirablement la teneur tragique du film.

L'Orchestre National de Montpellier, placé sous la baguette du slovaque Juraj Valcuha, donne une interprétation en apesanteur de la partition, servie par un son excellent. Il reste que dix petites minutes de musique dont cinq sur le générique, c'est peu. En espérant que Pascal Dusapin, qui n'est pas étranger au monde du cinéma puisqu'il est marié à l'actrice Florence Darel, soit à l'avenir demandé pour un travail plus conséquent, ça nous changera des Nicola Piovani et Bruno Coulais.

13 août 2009

A propos de Twin Peaks (3/3)


"Petroglyph"

David Lynch et Mark Frost ont laissé divaguer leur imagination sans aucune entrave. S'ils n'ont pas réalisé tous les épisodes, en revanche ils ont écrit le script complet des deux saisons. Et surtout, ils l'ont écrit au fur et à mesure, à partir de l'excellent pilote de départ qui leur donnait une matière infinie. Car au départ, c'est bien d'une enquête qu'il s'agit : Qui a tué Laura Palmer, et pourquoi ? Si Twin Peaks ressemble à un feuilleton aux allures de soap opera, derrière se cache un polar macabre qui en constitue la charpente. Une foule de suspects, une floppée d'indices, un puzzle inextricable. Au fil des épisodes, les deux auteurs tissent une toile des plus complexes dont le fil n'est jamais rompu mais qui vous emmène toujours ailleurs. Il faut se représenter l'inventivité débordante des films de David Lynch portée à l'échelle de trente épisodes. Cela nécessite une vigilance extrême pour bien suivre, car chaque mot prononcé, chaque détail du cadre, chaque situation peut être productrice de sens, et prendre de l'importance dans la résolution de l'énigme. Avec cette difficulté que l'intrigue est complètement infiltrée par des moments de rêve, de vision subite, conférant à chaque mot, chaque image, chaque scène, la dimension d'une nouvelle énigme. Le réel lui-même s'en trouve affecté, et le simple hululement d'un hibou dans une forêt peut soudain plonger la conscience dans un abîme qui dépasse l'entendement. L'onirisme, le subconscient, le surnaturel et le paranormal investissent le champ du récit de manière inopinée, donnant au réel une dimension fantasmatique.



Est-ce que ce que je vois est vrai ? Quel sens donner à cela ? Par exemple, le petit fils de Mme Tremond téléporte du maïs à la crème, sans bouger de son fauteuil, avec un oeil narquois. Donna le voit de ses yeux, c'est donc vrai pour elle. Si c'est vrai dans le film, quelles conclusions en tirer pour la suite de l'enquête ? Une nuit, la mère de Laura voit surgir un cheval blanc fantomatique. Comment interpréter cela ? Quand Josie meurt en tremblant dans les bras de Cooper, de peur semble-t-il, son âme semble s'incarner dans une poignée de tiroir. Que doit-on en penser ? Ce ne sont que quelques exemples parmi les images et indices troublants, mis en évidence et difficiles à appréhender. Au final peut-être sont-ce des signes équivoques pour faire signifier la réalité autrement, pour en transformer la perception, sans prise en compte de l'intrigue. En revanche, certains éléments prennent place dans l'intrigue de manière évidente, comme l'enlèvement du Major Briggs, qui semble relever soit des extra-terrestres soit des esprits de la Loge Noire, encore que ni l'une ni l'autre explication ne soit pleinement satisfaisante. Le surnaturel, dans ce cas, a une implication directe dans le réel, bien que les tenants et les aboutissants restent mystérieux.

De la même manière, les rêves que font certains protagnistes, notamment Dale Cooper, sont particulièrement énigmatiques. On retrouve là le génie de Lynch, qui en matière de rêve fait toujours preuve d'une inspiration surdimensionnée. La réussité de la série repose d'ailleurs, c'est incontestable, sur cette fameuse "salle rouge", qui apparaît en rêve à Cooper dès le second épisode. C'est une trouvaille de génie, une "vision" émanant directement du cerveau de David Lynch, qui confère à la série son souffle jusqu'à la scène finale. Cette dernière, qu'il a réalisée lui-même, explose littéralement les canons des séries télévisées passées et à venir. C'est une des scènes les plus fascinantes et les plus stupéfiantes qu'il m'ait été donné de voir et qui mériterait d'être vue au cinéma.




Dans cette scène finale, une clé de lecture se profile, que je voudrais exposer. Tout, dans Twin Peaks, est double, dualité. Du titre "Twin Peaks", les sommets jumeaux, aux Loges Noire & Blanche, correspondant à la peur et à l'amour, jusqu'au thème musical composé par Angelo Badalamenti qui consiste en deux parties alternées, l'une en mode majeur pleine d'intensité et de ferveur comme l'amour, l'autre en mode mineur, froide et sombre comme la peur. Cela se retrouve au niveau des personnages. Il serait difficile de distinguer des "bons" et des "méchants", car chaque personnage a une part d'ombre et une autre de lumière. Les mauvais tentent de se racheter, les bons font des actions particulièrement néfastes. C'est ainsi que l'on peut comprendre la présence d'éléments comme le domino de Hank Jennings, le pile-ou-face de Dale Cooper, ou la partie d'échecs Cooper/Earle. Certains personnages sont pris dans une situation de travestissement, comme l'agent Denise, ou Catherine Martell qui devient un temps M. Tojamura. D'autres on des troubles de l'identité, comme Ben Horne qui se prend pour le General Lee, ou Nadine Hurley qui se croit encore au lycée. Sans parler des personnages au caractère schizophrène, comme Philip Gerard et Leland Palmer. Mais la perception de cette dualité ontologique se concrétise de manière fulgurante dans les configurations de gémellité entre deux personnages, que celles-ci procèdent de la similarité, de l'antagonisme, ou bien des deux : Laura Palmer/Madeleine Ferguson, le Géant/le Nain, Dale Cooper/Windom Earle, Caroline/Annie Blackburne, Bob/Mike etc.


La conception dualiste ainsi résumée peut paraître simple et évidente, mais elle permet d'entrebailler seulement une des multiples portes de la maison Twin Peaks. Chacun des 30 épisodes peut en lui-même contenir de quoi réfléchir à un aspect ou à un autre, qui la notion d'équilibre, qui la notion de rêve, qui la notion de feu, qui la notion de répétition etc. Mais pour déboucher sur quoi ? Là, tapi dans l'ombre, le terrifiant Bob répand son rire sarcastique.
Au final, on a beau gloser, la série Twin Peaks garde tout son mystère, elle reste indéchiffrable. Cela alimente la controverse, le phénomène des fans, et l'esprit chaotique qui est celui de nos contemporains. Mais avant toute chose, c'est une série servie par une distribution d'acteurs exceptionnelle, au premier rang desquels Kyle McLachlan rayonne à son zénith. Ce fut un plaisir de s'attacher à ces personnages, et de les voir exister à l'écran tout au long de la série. Ce sont eux qui vont me rester en mémoire. La peine fut grande quand, le générique du dernier épisode se déroulant, je me suis rendu compte que c'était fini. Et la frustration d'avoir peu de solutions quand au sens à donner à ce que je venais de voir était bien mince, en regard de celle causée par le fait d'être séparé de tous ces actrices et ces acteurs que la fréquentation quotidienne m'avait rendus familiers.

A propos de Twin Peaks (2/3)

"Cherry pie"

Les diverses histoires individuelles des personnages s'entrelacent, certaines ayant un rapport direct avec l'enquête autour de la mort de Laura Palmer et d'autres au contraire un rapport très lointain.

Les adultères vont bon train à Twin Peaks, en partie parce que les histoires d'amour ratées sont monnaie courante. Catherine et Pete Martell sont comme chat et chien, Ed Hurley a pour femme une obsessionnelle des tringles à rideaux, Shelly Johnson est une femme battue etc. Il est donc naturel que chacun cherche réconfort auprès d'un(e) autre : Ben Horne courtise Catherine Martell (entre autres), Bobby Briggs couche avec Shelly Johnson, Ed Hurley aime Norma Jennings... même le Shérif Truman, qui passe ses nuits avec Josie Packard.


En fait la série Twin Peaks est une sorte de feuilleton qui dépeint des gens très ordinaires, presque de façon documentaire, dans leur quotidien. Leurs peines, comme l'enterrement de Laura Palmer, ou leurs joies, avec l'élection de Miss Twin Peaks. Le lieu incontournable, c'est le bar du RR's, où les protagonistes consomment tour à tour du café bien corsé, des hamburgers ou bien des "cherry-pies". On y prend les dernières nouvelles, on y fait des rencontres... C'est d'ailleurs dans ce bar que se passe une scène d'anthologie absolue : une scène où David Lynch, qui joue Gordon Cole, un agent du FBI sourd comme un pot, s'installe à une table du RR's pour parler avec Dale Cooper. Comme il est sourd, ses interlocuteurs doivent hausser le ton d'un cran pour se faire entendre, et lui-même parle avec une voix de stentor. C'est alors qu'il remarque au comptoir une sublime beauté, la serveuse Shelly Johnson. Il ne peut se retenir d'aller faire sa connaissance. Il engage donc la conversation avec elle, en parlant très fort, et alors qu'elle lui répond avec la même puissance, il se rend compte qu'il entend parfaitement. Poursuivant leur conversation à un niveau sonore normal, il se rend compte que Shelly est la seule personne qu'il entende bien. Plus tard, il s'assoiera à côté d'elle sur une banquette et l'embrassera sur la bouche, sous les yeux ahuris de son petit ami. Toute la réussite de ces deux scènes repose sur la performance de David Lynch, qui joue à fond sur le côté "soap opera" avec une verve unique.

Un des autres moments qui m'ont fait crouler de rire, c'est quand on voit arriver l'agent Dennis Bryson dit "Denise". Il doit enquêter sur l'agent Dale Cooper, qui est soupçonné d'au moins deux meurtres et est suspendu de ses fonctions. On s'attend à voir débarquer un type en costard, et quand Cooper ouvre la porte, on voit entrer une femme en jupe, et sous les cheveux longs on reconnaît clairement les traits de David Duchovny, le Fox Mulder de X-Files ! Un travesti en agent du FBI, il fallait y penser, mais quand c'est Duchovny qui joue c'est sensationnel. En bref, Twin Peaks est aussi une série farfelue.

12 août 2009

A propos de Twin Peaks (1/3)

"Fire, walk with me"

Hum, let's talk about Twin Peaks. S'il y a une série qui pose question, c'est bien Twin Peaks. C'est simple : au visionnage, on n'y comprend rien. Alors il faut gloser, et gloser encore. Au risque d'être déçu. Car comme pour la plupart des créations de David Lynch, il n'y a pas de solution.














Twin Peaks est une série conçue par David Lynch et Mark Frost pour la chaîne ABC. Elle se déroule sur une trentaine d'épisodes répartis en deux saisons, prenant pour point de départ le meurtre de la jeune Laura Palmer, dans la ville de Twin Peaks au nord-ouest des Etats-Unis. Tout au long de la série, on suit l'enquête menée par Dale Cooper, un agent du FBI. Celui-ci travaille en compagnie de Harry Truman, le shérif de la ville, et de son équipe : Andy, le gars tendre et sensible, Hawk, l'indien au regard de faucon, Lucy la secrétaire, et le Dr. Hayward. Des collègues de Dale Cooper participeront aussi à l'enquête : Gordon Cole, son supérieur hiérarchique, et Albert, un médecin légiste du FBI.

L'enquête fait plonger le spectateur au coeur de la ville de Twin Peaks et de ses habitants. Quelques lieux sont prépondérants : L'Hôtel du Grand-Nord, tenu par l'impénitent homme d'affaires Benjamin Horne, épaulé par son frère Jerry, et dont la fille Audrey est au lycée. La scierie, que la veuve chinoise Josie a reçue en héritage de son mari Andrew Packard, et que Catherine Martell, soeur du défunt, compte récupérer. Le "One-Eyed-Jack's", un bordel dont les mains actives sont Jacques & Jean Renault et Blackie. Sans oublier le RR, le café de la ville.

Certaines familles sont très présentes dans la série. La famille Hayward : le Dr. Hayward et sa fille Donna, une amie de la victime Laura Palmer. La famille Hurley : Ed le mécanicien et sa femme Nadine, une folle borgne, avec leur neveu James, le biker. La famille Briggs : le Major Briggs, un militaire qui s'intéresse aux extra-terrestres, et son fils Bobby, un lycéen rebelle. Le couple Johnson, avec Shelly, la jeune serveuse du RR et Léo, son copain dealer et ultra-violent. Le couple Jennings, avec Norma, la tenancière du RR, et Hank, un ex-taulard. Et enfin le couple Palmer, dont la fille Laura a été tuée.

Ajoutons à cela quelques personnages isolés et étranges : le Dr. Jacoby, psychiatre hippie ; Philip Gerard, manchot vendeur de chaussures ; Margaret, une vieille femme qui porte toujours une bûche ; Madeleine Ferguson, la cousine de Laura Palmer ; Harold Smith, un jeune cultivateur d'orchidée agoraphobe ; et d'autres encore comme Ronnette Pulasky, Richard Tremayne, Mme Tremond, l'agent Dennis Bryson dit "Denise", Windom Earle, John "Justice" Wheeler, Annie Blackburne, Evelyn Marsh, l'agent Roger Hardy, le petit Nicky, Thomas Eckhardt etc.


2 mai 2009

L'atelier de Michaël Levinas (2/2)

Michaël Levinas - Adrian Boreda - Nicolas Monlon - Benoît Meudic - Yassen Vodenitcharov : Autour de Evanoui (2009), pour double orchestre

Levinas : Nous allons vous présenter notre atelier de travail avec exemples sonores et vidéos
J'ai eu un travail pendant deux ans avec Benoît sur cette pièce et des huis clos sur des questions d'écriture
Je suis souvent qualifié de spectral, mais cette pièce représente une inversion par rapport au dogme spectral
Dans Evanoui il y a le souci de définir d'une manière écrite et notée des phénomène acoustiques, par le rythme et l'abstraction numérique du rythme
Le rythme engendre la forme et métamorphose le timbre
Ce n'est pas le cas dans le spectralisme, où le rythme est proportionnel, mais pas numérique
Il a fallu trouver une manière d'écrire ces rythmes, ces vitesses, pour avoir un résultat acoustique et une forme
Ligeti a joué un rôle dans son écriture pour piano
Le résultat de son écriture engendre un timbre, un comportement acoustique
Aujourd'hui l'informatique permet de faire des simulations
Meudic (réalisateur Ircam) : Il faut faire des choix devant les possibilités
Michaël est venu me voir avec des questionnements, une direction précise

Levinas : C'est parti d'une pièce qui s'appelle Se briser (2007), dans laquelle j'ai travaillé sur l'incurvation, la polymodalité, les relations acoustiques
Les marimbas jouent une polyphonie rythmique complexe, qui engendre des propositions formelles
C'est une polyphonie de lignes horizontales où chaque rythme est noté
Le phénomène acoustique est généré par cette polyphonie et non pas le contraire
Evanoui est aussi un prolongement de l'ouverture des Nègres (2003), avec les mouvements paradoxaux
Nous avons modélisé d'abord à 2 claviers dans mon atelier
L'écriture rythmique est le seul moyen de parvenir à cela.

Monlon (compositeur) : L'orchestration a à voir avec la mise en espace
Il y a une souplesse dans l'écriture, c'est une polyphonies d'instruments, de couches

Levinas : C'est un coup de projecteur sur les potentialités d'écriture
Des pages entières ont été réalisées à l'Ircam
On a un effet Doppler en micro-intervalles, qui vient de l'écriture polyphonique des rythmes, de la superposition des vitesses
Il ya aussi une superposition de diapasons avec un travail sur l'instrumentarium
Les principes harmoniques découlent du principe polyphonique

Boreda (compositeur) : Le problème de fond, c'est la synthèse intrumentale
Par exemple, comment traduire un son de clavier aux cordes

Vodenitcharov (compositeur) : L'écriture polyphonique est poussée à l'extrême
Dans ce cas, le danger est d'avoir un effet de masse
Là on a un équilibre entre l'accumulation de détails et la transparence, on entend tous les détails

Levinas : L'orchestre n'est pas quelque chose d'innocent
C'est le résultat d'un langage tempéré qui s'est figé
La tentative de cette pièce, après Incurver (2006) et Se briser (2007),
c'est que à partir du moment où le langage change, l'orchestre change également
Après Messiaen, et sans faire du néo-sériel, trouver une exigence formelle
Ici la polyphonie et le rythme sont au centre
C'est l'apparition d'un nouvel orchestre, avec le pianoforte, les instruments à cordes pincées, et des outils de synthèse permettant de redéfinir la logique du matériau orchestral.

1 mai 2009

L'atelier de Michaël Levinas (1/2)

C'était jeudi dernier au Cdmc, le quatrième épisode du Collège de l'Itinéraire. Michaël Levinas était à l'honneur, avec divers collaborateurs et Nicolas Darbon comme médiateur. J'ai pris quelques notes, que voici :

Michaël Levinas - Valère Novarina - Emmanuel Moses : "Un opéra en cours d'écriture". A propos de La Métamorphose, création prévue mars 2011 à l'opéra de Lille


Nicolas Darbon : Comment a commencé le projet de la Métamorphose ?

Levinas : Je ne me ressens pas comme un compositeur d'opéra
C'est simplement une rencontre, physique, comme un sourcier
A Evian, quand j'ai lu La Métamorphose, j'y ai tout de suite remarqué du théâtre
On y trouve la question de l'identité : sujet crucial,
et la question de la temporalité : comment un instant devient autre, se métamorphose
Donc c'est une question théâtrale et musicale, posée par Kafka
L'identité : entendre sans que les autres sachent que l'on entend, parler sans être entendu
Cela me rappelle Soljenitsyne et son Pavillon des Cancéreux

Chez Novarina, je trouve cette radicalité, la multiplicité de l'identité
j'ai eu un dialogue avec Novarina sur la notion de passage
je me suis aussi tourné vers Emmanuel Moses, qui a dans ses gênes un étroite relation avec Zweig, Benjamin et Kafka
C'est un travail à trois pour l'Opéra de Lille
Novarina s'occupe du prologue et Moses du reste du livret



Novarina : "Corneille est notre Kafka", puisque Kafka en tchèque veut dire Corneille
[le terme kavka en tchèque désigne une corneille ou un choucas]
Je reviens d'une longue mise en scène en hongrois [l'Opérette Imaginaire], donc je commence le texte du prologue demain matin
Je suis attiré par la musique de Michaël
C'est le travail du temps qui m'intéresse, la métamorphose par catastrophe
Les acteurs hongrois avec qui j'ai travaillé sont nourris au lait stanislavskien
Ils ont honte que le texte sonne dans l'espace, ils psychologisent tout
Une actrice déclamait "je suis face au sentiment inconnu" et tombait en larmes
Peu à peu, à mon contact, ils ont appris le rythme et la musique,
les attaques, les arêtes, les contours
Ce travail leur redonnait la voix et le phrasé
C'est pour ça que je suis touché par les propos de Michaël sur la prononciation



Moses : Le texte, pour ma part, est déjà terminé
J'étais très heureux de travailler pour Michaël, d'autant plus que j'aime ce texte de Kafka
C'est un texte très théâtral
La règle des unités est presque respectée, sauf la fin qui est transgressive, c'est une échappée
Nabokov a écrit un texte sur la Métamorphose, dans ses notes de cours
[Nabokov, Proust, Joyce, Kafka, Etude, 1999]
C'est quelque chose de très physique, voire cinématographique
Aujourd'hui nous lisons ce texte en anticipation de l'animalisation de l'homme, de la Shoah...
Je sais par un des amis proches de Kafka que pour lui c'était un texte comique
il était plié en deux devant ce texte bouffon
J'ai essayé de prolonger cela, de théâtraliser cette dimension

Nicolas Darbon : Comment le prologue s'articule-t-il à l'opéra ?

Novarina : Je ne sais pas à l'avance ce que va être ce prologue

Levinas: Il n'y a pas d'altérité sans tiers...

Moses : En ce qui me concerne j'ai très peu touché au texte de Kafka
je me suis comporté comme un jardinier dans un jardin d'hortensias,
pour éviter de désharmoniser la languer de l'écrivain

Nicolas Darbon : La notion d'incertitude est-elle un moteur ?

Levinas : L'écriture n'est pas une improvisation
Il y a une forme de certitude à composer un opéra
pour Trois chansons pour la loterie Pierrot, le même travail a existé
[les Trois chansons pour la loterie Pierrot et Jean la Grêle (2008),sur des textes tirés de La Chair de l'homme de Valère Novarina]
Pour la Métamorphose, nous avons lu la pièce avec Emmanuel, de manière presque talmudique.
La chambre dans laquelle est Gregor est d'une banalité presque étouffante
Le portrait de la femme au mur, c'est infernal
Cela me rappelle les plasticiens soviétiques, avec leurs simulations de chambres avec de petites pelotes de laine
Il y a aussi un travail sur la variation
Ce travail consistera à savoir si ces moments qui tiennent de l'art de la langue, comment cela peut se retrouver dans le chant
Chez Novarina, La Chair de l'Homme n'est ni un roman ni un poème, il y a une dimension théâtrale. C'est ce qui nous réunit tous les trois.

8 février 2009

Quatuor labyrinthique

Robert Matta - Le Pèlerin du Doute


Jeudi dernier l'Ircam proposait le deuxième numéro de sa série axée sur les quatuors. Le programme était beaucoup moins copieux que le précédent, avec deux quatuors au lieu de quatre. Pas de véritable évènement en perspective : un quatuor de Frédéric Durieux dans une nouvelle version occasionnant une "création mondiale", et le premier quatuor à cordes de Brian Ferneyhough datant de 1967.
Frédéric Durieux (né en 1959) est surtout connu pour être un éminent professeur d'analyse depuis presque vingt ans au CNSMD de Paris, et depuis 8 ans il enseigne la composition dans le même établissement. Il faut donc avant tout, je pense, le voir comme un grand pédagogue, pétri de science musicale, et comme un transmetteur des outils et du savoir-faire propre à cette discipline. En ce sens, je l'ai toujours considéré comme un gardien du temple. Et pour l'avoir entendu en interview, j'ai compris au travers de ses propos qu'il enseignait dans la tradition du respect des aînés : la création, oui, mais en lien avec les grands maîtres du passé, car pourquoi faudrait-il rompre avec ces grandes personnalités qui ont tant à nous apprendre ?


Frédéric Durieux

Jusque-là rien ne m'étonne de la part d'un des garants de l'orthodoxie nécessaire à tout enseignement. Mais je trouve plus surprenant que dans le même temps, Frédéric Durieux revendique sa place dans la création musicale française, et que depuis une vingtaine d'années il s'affirme peu à peu dans ce domaine. Précisons qu'il a pour maîtres des figures ilustres de la musique contemporaine, à commencer par André Boucourechliev (1925-1997), l'explorateur de la forme "mobile" (ou "oeuvre ouverte"), mais aussi Ferneyhough, Donatoni, Ligeti, Hughes Dufourt ou encore Tristan Murail. Le catalogue de ses oeuvres commence en 1985 et comprend une trentaine de partitions, dont certaines ont pu retenir l'attention, comme Devenir en 1993, pièce pour clarinette et dispositif électronique.
C'est d'ailleurs à un dispositif électronique, Ircam oblige, que Frédéric Durieux a associé son quatuor, créé en 2007 au Printemps des Arts de Monaco, et remanié à l'occasion du concert de jeudi dernier. L'oeuvre, intitulée Here, not there - A tribute to Barnett Newman, était interprétée par son dédicataire, le quatuor Diotima, grand spécialiste de la musique contemporaine.Comme je l'ai déjà laissé entendre à plusieurs reprises, je trouve que le couplage dispositif électronique / intruments traditionnels est souvent décevant, sur le plan musical s'entend. Ou plutôt, ce qui est peut-être pire, il me laisse indifférent, je n'en vois pas l'intérêt. Cela n'exclut pas bien entendu les excellentes surprises, et parfois certaines configurations se révèlent sensiblement enrichissantes. Le quatuor de Frédéric Durieux, curieusement, ne se laisse ranger ni dans l'une ou l'autre catégorie. D'un côté il représente pour moi la ringardise la plus ancrée, d'un autre côté je trouve la démarche suffisamment assumée pour poser un nouveau regard sur ce type de dispositif, porteur d'un classicisme revendiqué.


Barnett Newman : Not There-Here

Le compositeur le dit lui-même dans la note de programme : "Lors de l'élaboration d'une oeuvre électronique, j'ai l'impression de devenir un composé de Robinson Crusoé (pour la reconstruction de l'environnement), du capitaine Achab [cf Moby Dick] (pour la recherche acharnée d'un vieux compte à régler) et de Monsieur Palomar [cf Italo Calvino] (parce que personne n'est à l'abri du comique voire du ridicule". C'est surtout le troisième composant qui frappe à l'écoute de ce quatuor : la musique jouée par les instrumentistes est modifiée électroniquement depuis la table de mixage : on entend des sons instrumentaux, qui sont immédiatement réexploités via des haut-parleurs après filtrage et traitement numérique. Voilà un principe qui pouvait être impressionnant il y a quelques années, mais qui aujourd'hui prête à sourire. A cela s'ajoute le fait que les instrumentistes déclenchent eux-mêmes des échantillons de sons préélaborés, en pressant du pied sur un pédalier. Ce geste non instrumental, totalement inutile en regard des possibilités techniques actuelles, est anti-musical, puisque cela contraint les instrumentistes au détriment de leur jeu. Il revêt de surcroît un caractère archaïsant en raison de la récente création de Florence Baschet, qui présentait un dispositif merveilleux permettant de lier geste instrumental et geste électronique. Mais Frédéric Durieux ne pouvait pas le savoir au moment où il composait son quatuor. A cet égard, sa note de programme n'en apparaît que plus décalée : "Il est intéressant de souligner la formidable capacité d'adaptation du quatuor à cordes, un des rares effectifs instrumentaux qui passe avec aisance de la musique du XVIIe siècle au répertoire contemporain." D'accord, mais pourquoi alors rester figé dans un modèle profondément daté, qui ne correspond plus à l'esthétique d'aujourd'hui ?
C'est que Frédéric Durieux est préoccupé par la notion de création en musique, à savoir comment proposer quelque chose de nouveau sans se couper d'un héritage fort. En témoignent ses différents écrits parus chez Bourgois : L'ancien et le nouveau et Héritage / Proposition. En ce sens, il s'efforce de rejeter la "tabula rasa" boulézienne prise au pied de la lettre, ainsi que le "néoavant-gardisme qui est l'académisme d'aujourd'hui" (ce en quoi il n'a pas tout à fait tord, bien que cela ne suffise pas à porter un projet compositionnel, mais c'est un autre débat). Force est donc de constater que sa démarche ne peut se juger à l'aune d'une radicalité avant-gardiste. Dès lors, il importe moins de savoir "ce qu'il apporte", que "ce qu'il fait". En réalité, avec son quatuor, Durieux met à l'épreuve un dispositif qui semblait figé dans le temps. Il le décontextualise. Ainsi, un dispositif qui semblait daté et ringard vient s'inscrire dans la durée, il prend une allure classique. Simple réminiscence, objet transitoire, il est éprouvé dans ses limites, et poussé à l'achèvement. Sous cet angle, le compositeur n'en a sans doute pas épuisé toutes les possibilités, mais il a su lui donner un souffle particulier.


Après cette sobre mise en bouche, on passait aux choses sérieuses.
Brian Ferneyhough est une force de la nature, doté d'une puissance intellectuelle hors norme (il a été d'ailleurs été un moment surnommé "Brain"). Je pense que ce qui caractérise en premier sa personnalité, c'est la connaissance. Connaissance au sens noble du terme, de l'histoire des idées, de l'art, de la philosophie : il a d'ailleurs écrit un opéra sur Walter Benjamin, une sorte d'opéra métaphysique (en allemand Gedankenoper), Shadowtime. Il disait à ce propos : "L'art est-il une forme de cognition, comme le sont les sciences ? Je répondrais par l'affirmative, mais beaucoup de gens pensent le contraire" (Musica Falsa, Automne 2004 ).





Brian Ferneyhough

C'est peut-être cette disposition particulière à la réflexion et sa capacité à se poser des problèmes sophistiqués qui l'ont amené à produire une musique éminement complexe. Confronté à ce cas très spécial, le musicologue américain Richard Toop développe dans les années 80 l'idée d'une Nouvelle Complexité : c'est le fameux article "Four Facets of the New Complexity" (Contact n° 32, été 1988). La Nouvelle Complexité, parfois appelée aussi complexisme, correspond d'une part à une polyvalence des niveaux sémantiques, et d'autre part à une abondance, une vitesse et une densité des évènements visant à façonner un chaos méticuleusement organisé. Pour Ferneyhough, il s'agit de s'astreindre à un langage extrêmement maîtrisé et savant, qui permette de générer quantité de possibilités dans le devenir de l'oeuvre :
"Une musique véritablement expérimentale n'est pas nécessairement une musique qui jongle avec des idées et des matériaux à moitié assimilés pour se faire la surprise de voir ce qu'il en sort : c'est plutôt une forme de discours vivant, qui offre, à chaque instant, de nombreuses voies possibles vers son propre futur". ("Entretien avec Paul Griffiths", Contrechamps n° 8, 1988, p. 167-168).
Quelques années plus tard, lors d'une conférence sur Théodor W. Adorno, il revient sur ce paradoxe entre chaos organisé et ordre atomisé :
"J'ai le sentiment qu'une musique pertinente aujourd'hui associerait, selon les propres termes d'Adorno, un sens du chaos, de l'incommensurable et de l'atomisé, à une volonté créatrice d'organisation puissante et de consistance structurelle et stylistique. [...] Cela ne peut cependant se résumer à la simple adéquation ordre total + arbitraire qui nous ramènerait aux erreurs des années soixante, quand les structures sérielles furent tout bonnement remplacées par des formes ouvertes ou aléatoires, concoctions absurdes d'artefacts culturels complexes et d'appels sans consistance à une conscience décontextualisée."("Theodor Adorno selon Brian Ferneyhough", Voix Nouvelles, Fondation Royaumont, 1995).
Ce que je trouve fascinant de prime abord, dans la Nouvelle Complexité, c'est la componction avec laquelle la musique est envisagée. Un défi grave est posé par la musique, un défi métaphysique, qui requiert une dextérité d'esprit surhumaine pour être relevé. La Nouvelle Complexité est, de ce point de vue, très élitiste. Elle se fixe un chemin si ardu que très peu de personnes peuvent s'engager dans cette voie. Et j'aime beaucoup quand, d'une manière très mordante, Ferneyhough s'exprime à l'envers sur cet élitisme :
"En fait, 98 % des gens qui écoutent de la musique populaire sont élitistes. Ils ne veulent pas reconnaître ce que nous faisons et suspendre leurs jugements de valeur. Je sais que c'est nous qui sommes considérés comme élitistes, mais c'est le contraire ! Nous souffrons de mauvaise conscience et essayons d'écouter la musique pop par peur de manquer quelque chose, par souci de comprendre ce que sont les "masses" : c'est absurde. [...] Si nous regardions un peu de près l'arrogance des gens qui soutiennent et enseignent cette culture, nous verrions immédiatement son manque d'authenticité". (Musica falsa, Automne 2004)
Ce trait d'humour en dit long sur les considérations musicales du compositeur, que n'aurait pas reniées un Adorno. Ferneyhough croit fermement en l'art, "l'une des activités les plus 'amélioratrices' de la vie que l'on puisse exercer".


Brian Ferneyhough - Time and Motion



Le style d'écriture de Brian Ferneyhough correspond à ses prérogatives compositionnelles. Sa notation, d'abord, est à la mesure de la complexité de son écriture. Comme Horatiu Radulescu (né en 1942 et mort récemment dans l'indifférence générale), il a développé une notation faite de signes méticuleux qui représentent des idées musicales complexes en elles-mêmes. La partition fait l'objet d'un lent déchiffrage pour l'instrumentiste, qui doit intégrer ce langage avant même de pouvoir le jouer. "Aucune notation même si elle a un statut représentatif d'icône, ne peut envisager de reproduire des informations couvrant tous les aspects des phénomènes qu'elle figure". Mais il faut approcher cet état inaccessible : "Plus nous approchons de ce 'zéro absolu' de réalisation, plus grande est la chance que les composants essentiels de la relation entre les divers mode d'existence de la composition émergent [...]" ("La notation et la composition : aspects", in Conséquences 8, 1986, p. 85-90).
Une notation aussi complexe débouche naturellement vers une réalisation instrumentale qui relève de l'injouable, paramètre essentiel dans le processus de composition. La pièce emblématique de cette injouabilité intrinsèque, c'est la pièce Unity Capsule pour flûte, composée en 1970, qui dormira 4 ans avant d'être créée sous les doigts de Pierre-Yves Artaud au Festival de Royan. Je ne peux résister à vous faire partager ce très beau texte du courageux flûtiste français, qui donne une excellente idée de ce que peut représenter l'exploit de jouer une telle oeuvre, dans le travail puis dans l'exécution :
"Pour la première fois, il me fallait travailler une partition pour flûte solo non plus seulement dans sa dimension horizontale mais également dans son épaisseur verticale. [...] Il me fallait travailler sur l'épaisseur du son [...]. Ainsi, il y a parfois 15 notes à produire en une seule seconde ; dans ce cas, je travaillais à la vitesse d'une note par seconde pour asseoir chaque type de son et réassocier des paramètres qui étaient entièrement dissociés. [...] Une fois réalisé ce travail, section par section, il fallait se jeter dans l'oeuvre comme dans une forêt vierge. [...] Il faut jouer, avancer, et là, tout s'avère tout de suite impossible. Ce qui était auparavant - quand on traitait chaque chose séparément - entièrement réalisable [...] devient, par l'accumulation graphique des indications, par la vitesse de déroulement, irréalisable.
[...] Tout cela indique bien que l'exécution intégrale d'une telle partition est une utopie. [...] Du côté de l'exécution, on ne progressera guère. [...] Ferneyhough a un intérêt personnel pour tous les problèmes de rapidité de perception. Il est lui-même comme ça : il entend et pense très rapidement, son temps physiologique est très vif. Il est intéressé par les univers non établis, toujours mouvants." (Pierre-Yves Artaud, "Unity Capsule : une explosion de 15 minutes", in Entretemps 3, février 1987, p. 107-113).
Et chose surprenante, Artaud ajoute ceci : "Grâce à Unity Capsule, j'ai compris ce qu'était Densité 21.5 de Varèse et j'ai complètement reconsidéré mon interprétation de cette pièce". Ce qui confirme , en passant, que dans la musique contemporaine, Varèse pointe toujours le bout de son nez.


Wölfli - Fliegen Wald

Sonatas pour quatuor à cordes a été écrite avant Unity Capsule, en 1967. C'est donc oeuvre de jeunesse d'un homme de 14 ans, et pourtant elle sonne déjà comme une oeuvre de pleine maturité. La pièce ne comporte pas d'électronique. Le matériau de base est relativement simple : un accord de quatre notes de secondes mineure et majeure présenté sous différents aspects d'une part, et d'autre part des combinatoires d'articulation de type "pizzicato-note répétée" ou "glissando-harmonique". A partir de ces quelques éléments le compositeur tisse une toile d'une redoutable complexité. Tout d'abord la forme de la pièce éclate totalement en une série de petits ilôts, les uns relativement autonomes et les autres servant de lien, de connexion. Ferneyhough assemble une chaîne de fragments unis par des tensions dialectiques, de manière consciente et rationalisée, d'après les possibiltés offertes par le matériau de départ. Il n'y a aucune assistance par ordinateur dans le processus compositionnel, la pièce étant trop ancienne et de tout façon Ferneyhough est suffisamment doué intellectuellement pour ne pas avoir recours à de tels outils : "C'est en travaillant avec des étudiants américains [...] que j'en suis venu à la conclusion que le modus operandi de la recherche sur ordinateur n'égale pas, tout bien considéré, avec suffisamment de précision, ma pensée ou mes habitudes de travail : selon moi, la plupart des buts primitifs de cette recherche - facilitant la réalisation de certains projets de composition - me concernent peu, dans la mesure où (pour dire les choses très simplement) je suis forcé d'avouer que j'ai besoin d'être mentalement impliqué avec l'instrument complet avant que les mécanismes réactifs appropriés s'imposent à moi." ("Ferneyhough : Musique. Recherche. Théorie". InHarmoniques, 8, 1991, p. 52).



Quatuor Diotima


Avec sa verve créatrice surdimensionnée, le compositeur déploie un réseau polyphonique touffu qui amène le quatuor à un très haut degré de complexité. Chaque instrumentiste se voit confier la gestion de plusieurs voix, auxquelles il faut associer différents modes de jeu et divers paramètres. A cet égard, les musiciens du Quatuor Diotima proposent une lecture à la hauteur de l'enjeu : parfaite. Leur compréhension du texte, jusque dans les moindres détails, et leur capacité à en restituer jusqu'aux plus petits détails d'articulation et de phrasé avec une clarté intacte, imposent le respect. Et surtout : la qualité du discours, l'implication personnelle de chaque musicien, et leur écoute mutuelle d'une évidence qui donne à entendre cette "cinquième personne" du quatuor, c'est-à-dire cette entité qui dépasse les individualités pour ne faire qu'un ; toutes choses qui concourent à tenir l'auditeur en haleine d'un bout à l'autre de la partition. Et si je doute qu'il soit possible d'égaler une telle performance musicale, je suis quasiment certain qu'il est impossible de faire mieux. Il est d'ailleurs saisissant de constater à quel point, dans les silences existant entre les fragments, le quatuor occupe pleinement l'espace par sa force de concentration (ce qui est peut-être le plus difficile), et je me suis surpris moi-même à respirer avec eux entre chaque mouvement comme un chef d'orchestre qui donnerait l'impulsion à ses musiciens. C'est un rêve éveillé de vivre un tel moment, surtout lorsqu'il s'agit d'acouter la musique de Ferneyhough, qui excelle à concevoir un labyrinthe sonore totalement démesuré et déroutant. Et dans ce labyrinthe métaphysique, qui ouvre une voie vers les confins de l'univers, le quatuor Diotima est assurément le guide le plus sûr.

18 janvier 2009

Chansons d'amour et couples en folie

Neue Vocalsolisten Stuttgart


Le Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris de la rue de Madrid, proposait jeudi dernier un magnifique programme de musique contemporaine, avec deux création françaises d'Enno Poppe et une création mondiale de Lucia Ronchetti. Deux ensembles de tout premier rang étaient convoqués pour l'occasion : les Neue Vocalsolisten Stuttgart pour les voix, et l'ensemble 2e2m pour les instruments. Je doix confesser qu'il m'a rarement été donné d'assister à un concert de musique contemporaine aussi plaisant, tant dans l'ambiance chaleureuse et vive du côté des musiciens comme du public, que dans la prouesse musicale et scénique de haute volée de la part des interprètes.
Pour commencer sous les meilleurs auspices, le concert commençait avec la musique de Claude Vivier. Cela ne pouvait que me réjouir, car Claude Vivier est décidément un de mes compositeurs de prédilection depuis que j'ai découvert sa musique. Je m'aperçois d'ailleurs que j'ai fait peu de chemin dans la découverte de son oeuvre, peut-être car je prends le temps de découvrir ses chefs-d'oeuvre au hasard des circonstances. C'est une joie immense que de se laisser choisir par la musique, plutôt que d'aller sans cesse vers elle. Or la musique de Claude Vivier, que je n'ai jamais cherché à connaître de moi-même, s'impose à moi de manière naturelle, à intervalles réguliers. Comme si au travers du flot incessant d'informations dont je suis abreuvé comme tout un chacun, cette musique parvenait à s'immiscer dans mon esprit de manière insistante pour me rappeler le bonheur qu'elle me procure. Avec ce sentiment étrange que je deviens un logis pour elle, et que si pour ma part je trouve un grand bénéfice émotionnel et humain à en faire l'expérience d'écoute, la musique de Claude Vivier semble réciproquement s'installer en moi avec une franchise déconcertante.


Claude Vivier


Claude Vivier est né le 14 avril 1848 à Montréal, de parents inconnus. Il a été adopté à l'âge de deux ans. A 13 ans, il fréquente des pensionnats dirigés par les Frères Maristes, une communauté vouée à la formation de jeunes garçons à la prêtrise. A l'âge de 18 ans, on lui indique de quitter le noviciat, et il s'inscrit au Conservatoire de Musique de Montréal. Il prend alors des cours avec Gilles Tremblay, le fameux compositeur et pédagogue canadien né en 1932, qui a côtoyé notamment Varèse, Messiaen et Pierre Schaeffer. Gilles Tremblay compose une musique très poétique, qui puise souvent son inspiration ailleurs que dans le monde purement sonore : vagissements d'un bébé, mouvement de la mer, rotation des saisons etc. Et surtout il développe le concept d'une musique mobile non seulement dans sa forme mais dans son articulation, toutes choses qui seront d'une importance capitale dans la formation de Claude Vivier. Celui-ci dira d'ailleurs être né trois fois : une fois en 1948, une fois en 1968 auprès de Gilles Tremblay et une dernière fois en 1972 auprès de Stockhausen (à Cologne).
En 1974 il revient à Montréal et commence à sa faire connaître à la Société de Musique Contemporaine du Québec, puis en 1976 il entreprend un long voyage initiatique en Extrême-Orient. Commence alors une longue période de création acharnée, au cours de laquelle il compose une cinquantaine d'oeuvres, jusqu'à sa mort brutale en mars 1983 à Paris, où il est sauvagement poignardé par un jeune homme, prétendu amant (qui sera condamné pour ce meurtre).
Deux mois avant sa mort, il laissait cette lettre à son amie Thérèse Desjardins :
"Je dois composer d'arrache-pied, donner aux êtres humains une musique qui les empêchera une fois pour toutes de faire la guerre. Une phrase me revient à l'esprit : "C'est ma propre mort que je célébrerai". Je ne sais pourquoi, il me semble que je veuille vaincre la mort sur son propre terrain, la rendre libératrice de l'être ouvert sur l'éternité. Donner aux humains une telle musique que leur conscience débouche directement sur la mort, sans payer un tribut au vieux Passeur de l'Achéron !".
La pièce que nous avons entendue jeudi s'intitule Love Songs. C'est une oeuvre a capella pour six voix de 1977 (donc d'avant sa période spectrale qui commence à partir de 1980), commandée par une compagnie de danse d'Ottawa.
C'est une oeuvre qui mêle dans des langues aussi diverses que le latin, l'anglais, le français ou l'allemand, les histoires d'amour archétypales de Tristan et Iseult, de Roméo et Juliette et d'autres, à des histoires plus intimistes d'enfant seul ou de personnes dépressives. Très fortement théâtralisée, la pièce nécessite que les chanteurs passent de l'éclat de rire aux larmes, du cri intempestif aux ronronnement délicat. La dramaturgie les mène tour à tour à s'isoler face au groupe, des couples se font et se défont de manière très caractérisée, soit par unification de la langue où par de subtils dialogues musicalisés, et les histoires personnelles de chacun s'imbriquent en autant d'interactions donnant lieu à différentes séquences paroxystiques.
Il va sans dire qu'un tel spectacle est pleinement jubilatoire. L'art occidental trouve là un aboutissement, il atteint une sorte de quintessence. Les chanteurs en pleine possession de leurs moyens s'en donnent à coeur joie, se coupant les paroles les uns les autres, ou au contraire déroulant le tapis sur lequel chacun va s'engager, dans une sorte d'allégresse communicatrice. L'intelligence de la forme et la justesse de la construction musicale, permettent aux chanteurs de se déployer et d'utiliser tout leur savoir-faire, dans une musique qui reste excessivement rigoureuse, pour donner l'illusion d'une sorte d'improvisation amusée.



Enno Poppe


Avec Enno Poppe, on entre dans un autre univers. La découverte de la musique du compositeur à la radio, il y a deux ans peut-être, a été un choc réel pour moi. C'est un des très rares compositeurs que j'ai écouté en boucle pendant un moment. J'étais fasciné par les sonorités complètement nouvelles qu'il proposait. Surtout que je ne savais rien sur lui, et qu'il me semblait être totalement inconnu, ce qui est moins vrai aujourd'hui. Sa musique pour piano, en particulier, me mettait à genoux. Je n'y comprenais rien. Des déferlements de notes, des empilements jusque-là inconnus, des sonorités exponentielles, avec des effets de brouillage harmonique pour lesquels je me serais damné.
Je conseille de lire à son sujet mon billet précédent, qui reprend les propos qu'il a tenus au Cdmc cette semaine. Ce que je retiens en premier, c'est bien évidemment les premiers mots de Martin Kaltenecker disant qu'on ne peut rien dire sur la musique d'Enno Poppe. En effet, voilà un compositeur qui ne suit aucun modèle, qui ne développe aucune théorie, qui ne s'appuie sur aucun concept pour élaborer sa musique. A partir de là il est difficile de détacher des points de repère, comme chez Messiaen avec l'ornithologie, comme chez Stockhausen avec sa conception particulière des interprètes musiciens, ou encore chez Lachenmann et sa musique concrète instrumentale, pour ne citer que ces exemples. Parler de la musique d'Enno Poppe est très peu satisfaisant, et rien ne peut remplacer l'écoute, je dirais même l'expérience de l'écoute.
Disons simplement qu'à la base du travail d'Enno Poppe il y a tout de même les mathématiques, au travers des algorithmes, qui lui fournissent des "modèles" très complexes pour élaborer de nouvelles formes, par exemple un algorithme qui permet de modéliser la croissance d'une plante. Les mathématiques s'effacent néanmoins de plus en plus dans son processus de composition, au profit du matériau musical ; c'est-à-dire que la matière elle-même devient suffisante pour explorer de nouveaux territoires. D'autre part Enno Poppe concentre beaucoup son travail et ses "recherches" sur l'utilisation des micro-intervalles, qui divisent le spectre sonore en unités beaucoup plus petites que le ton et le demi-ton (les notes sont pensées en termes de fréquences). Les micro-intervalles sont très difficiles à manipuler, générant de nombreuses contraintes harmoniques et mélodiques, et posant d'extrêmes difficultés d'intonation. Enfin, Enno Poppe met à l'épreuve des systèmes musicaux, en les portant au maximum de leurs contradictions et de leurs tensions, pour les amener jusqu'à leur point de rupture. Il y aurait bien sûr beaucoup d'autres choses à dire sur Enno Poppe, mais ce sont là les quelques éléments qui me paraissent fondamentaux.
Enno Poppe est né en 1969 en Allemagne. Il étudie la composition avec Gösta Neuwirth (autrichien né en 1937). Il étudie la synthèse sonore et la composition algorithmique à Berlin. Il obtient de nombreux prix à partir de 1992. En 1996 il effectue un séjour à la Cité Internationale des Arts de Paris. Il est maintenant professeur de composition à Berlin et donne des cours de composition à Darmstadt.
Deux pièces d'Enno Poppe étaient jouées au concert :
La première Drei Arbeiten pour baryton, cor, piano et batterie, écrite en 2007, est un air tiré de son opéra en construction "Arbeit Nahrung Wohnung" sur un livret de Marcel Beyer.
J'ai été un peu surpris par cette pièce, dont l'instrumentarium vraiment peu habituel et l'utilisation qu'en fait Poppe m'ont fait penser à une sorte de jazz complètement halluciné, survolté. C'est surtout la partie de piano qui m'a le plus impressionné. C'est une écriture dont je ne sais trop que dire sinon qu'elle est immédiatement reconnaissable. C'est très rapide et très précis, c'est magique. En ce qui concerne le chant, je n'ai pas été réellement convaincu mais j'ai l'impression que l'idée du vibrato excessif n'a pas fonctionné. C'est typiquement le genre de pièce déstabilisante sur laquelle il est impossible d'avoir un avis sans la réécouter, et dès que j'en aurai l'occasion je le ferai !



2e2m

La seconde pièce, Scherben était jouée en fin de programme. C'est une pièce instrumentale d'abord composée en 2001 et remaniée en 2007. L'ensemble instrumental est composé comme suit : flûte, hautbois, clarinette (et clarinette basse), basson (et contrebasson), tuba, trombone, cor, trompette, piano et deux jeux de percussions.
D'après le compositeur dans la note programme, Scherben suit une chaîne rigide exécutée strictement, c'est-à-dire qu'au départ on trouve un processus à l'intérieur duquel les règles le mènent tout naturellement vers sa propre résolution. Il ajoute qu'à la fin, soit on considère que la pièce tombe en ruine, soit qu'elle atteint sa plus haute consistance. Je ne sais si je penche plutôt pour la seconde solution, mais il me semble que la pièce gagne fortement en consistance au fur et à mesure de la pièce et que, si le début travaille sur de l'infinitésimal, en revanche à la fin les forces sonores se déchaînent. Peut-être ce déchaînement laisse place à de la poussière, c'est à chacun de voir, et d'aller écouter la fascinante musique d'Enno Poppe.


Au cours de ce concert au CRR de Paris, était présentée en création mondiale la nouvelle oeuvre de Lucia Ronchetti. Cette compositrice italienne est née en 1963. Elle a étudié avec Sylvano Bussotti (le grand provocateur opératique), Salvatore Sciarrino et Gérard Grisey. Elle compose ses premières oeuvres importantes à partir des années 1990 : beaucoup d'opéras de chambre, de musique pour petit ensemble avec ou sans électronique, et d'opéras radiophoniques.
Le Voyage d'Urien, composé en 2008 sur des textes tirés d'André Gide (Urien) et de psychiatres français du XIXè siècle, est une sorte de théâtre musical, visant à relier sur scène les deux ensembles Neue Vocalsolisten Stuttgart et 2e2m, sous forme de personnages. Chaque personnage est formé par un couple chanteur/instrumentiste et disposé sur la scène : Le contre-ténor avec l'alto, la soprano avec la trompette, le ténor avec le saxophone, la basse avec le violoncelle, le baryton avec le cor, et la percussion seule au centre, alter-égo du chef d'orchestre. Je vous laisse imaginer la palette compositionnelle qui s'ouvre ainsi, à la fois en termes de synthèse de timbres mais aussi en termes de caractérisation des personnages.
Les personnages, qui sont-ils ? Des malades psychiatriques en état d'errance, ayant un besoin de fugue compulsif, des vagabonds un peu fous qui ont fait l'objet d'études par des psychiatres (Colin, Courbon, Tourette etc.) dans le domaine des "maladies mentales transitoires". Ces "voyageurs aliénés", comme les apelle Lucia Ronchetti, ce sont par exemple S., une femme âgée étudiée par MM. Benon et Froissart en 1908 et représentée par le ténor/saxophone ; ou Nichette, une femme observée par Janet en 1898 et représentée par le soprano/trompette. Il y a aussi Urien, qui erre dans la mer des Sargasses, au baryton/cor.





Lucia Ronchetti


Les textes alternent des soli et des tutti. Les soli, c'est quand un malade exprime son mal. Par exemple : "je ressens d'abord comme un tressaillement, puis une contraction nerveuse générale ; la tristesse s'empare de moi, un profond dégoût de tout ce qui existe, et je pars". Les tutti, ce sont les commentaires des médecins. Par exemple : "Albert éprouve, nous dit-il, une impulsion irrésistible de marche avant l'accès qui le force à partir. Son caractère change, il devient morose et taciturne, il éprouve un violent mal de tête accompagné de sueurs profuses, il a des bourdonnements d'oreilles, des étourdissements et un tremblement nerveux qui le force à marcher".
Lucia Ronchetti a composé avec Le Voyage d'Urien une pièce tout à fait intriguante, et surtout très originale.
Il faudrait parler du sujet, d'abord. Le sujet est extrêmement important, lorsqu'on sait qu'aujourd'hui une bonne partie des oeuvres vocales scéniques sont encore basées sur des sujets éculés qui ne sont que des poncifs de l'opéra. Prendre pour texte des écrits de psychologues du 19è siècle est une très belle idée, d'autant plus qu'elle vient à l'appui d'un récit énigmatique d'André Gide, auteur peu couru par les compositeurs. Sur le fond, le sujet est traité avec beaucoup d'intelligence. Les personnages sont des archétypes, en l'occurrence des patients sous l'oeil de docteurs. La compositrice utilise ces archétypes pour nous faire voyager dans l'histoire de la psychiatrie. Elle pose des problèmes philosophiques sur les concepts liés à l'existence. La fugue obsessionnelle n'a pas de but, c'est une réaction à un trouble, un symptôme, mais c'est un acte conscient qui a des conséquences spéciales. C'est à la fois un état clinique et une réaction sociale. Je trouve personnellement assez intéressant qu'une oeuvre musicale puisse me faire réfléchir à ces questions.
Il faudrait parler aussi des associations voix/instrument. Je suppose que Lucia Ronchetti a longtemps réfléchi à la nature de ces associations. Peut-être s'est-elle appuyée sur les nombreuse recherches qui existent dans le domaine du timbre, par exemple pour savoir quels instruments faut-il combiner pour avoir tel ou tel timbre, sachant que devant la multiplicité des possibilités les ordinateurs peuvent nous aider à trouver la solution la plus adaptée. Peut-être a-t-elle aussi pensé ces associations sous des rapports plus concrets, en se demandant quels "mariages" pourraient être intéressants d'un point de vue musical et scénique, et en imaginant peut-être les musiciens eux-mêmes. Les personnages sont caractérisés par la musique, mais la question du sexe a son importance. Albert est un contre-ténor/alto, l'alto étant joué par une femme et la voix de contre-ténor étant placée aussi haut que celle d'une femme. Il faudrait savoir en quoi cette association caractérise-t-elle le personnage d'Albert ? Par ailleurs, il me semble clair que chaque association, par son caractère spécifique, sert l'unicité des personnages les uns par rapport aux autres.
Sur un plan plus général, l'alternance soli-tutti est aussi réalisée avec minutie. Sur le plan de l'écriture musicale, Lucia Ronchetti fait preuve d'une virtuosité incroyable, qui renouvelle grandement mon expérience d'auditeur. Pour arriver à faire fonctionner ensemble tous ces "doubles", il faut vraiment une maîtrise technique imparable. Car je tiens à le préciser, le résultat musical est tout à fait probant. Contrairement à beaucoup de compositeurs qui ont des idées mais dont la réalisation musicale laisse perplexe, Lucia Ronchetti déploie un art consommé de la composition, à la hauteur de ses maîtres. Chaque moment de la partition comporte des harmonies sublimes et des idées inattendues, et la dynamique est sans cesse renouvelée.
De par sa configuration scénique, cette pièce est un spectacle complet, plein de surprises, qui comporte beaucoup de moments très drôles, et fait preuve d'une grande générosité envers l'auditeur. Ce n'est pas négligeable, surtout dans un conservatoire, où la quasi-totalité du public est constituée de musiciens, dont certains sont en phase d'apprentissage, et c'est une belle leçon de leur montrer que la musique contemporaine peut être aussi, et surtout, immensément gratifiante.