22 novembre 2008

Quatuor bionique

Quatuor Danel

Le concert dont je vais parler avait lieu la semaine dernière, mais heureusement la musique contemporaine ne s'inscrit pas dans la temporalité stressée des discours politiques et de résultats de match de foot, ce qui me permet d'évoquer en toute décontraction le dernier rendez-vous avec la création musicale proposé par l'Ircam. C'était le premier numéro de la série "Quatuor", intitulé "Démanché", série qui se poursuivra par deux autres épisodes en février et en juin. Comme le titre l'indique, la soirée était placée sous le signe du quatuor (Quatuor Danel), et comme nous sommes à l'Ircam, il faut bien entendu associer ce terme à un arsenal électronique conséquent. Nous avions donc ce soir là deux créations pour quatuor et électronique, de Sébastien Rivas et Florence Baschet (sur laquelle je m'attarderai), et deux reprises de quatuors sans électronique, de Frank Bedrossian et Wolfgang Rihm.
Orbis Tertius de Sébastien Rivas termine un cycle de trois pièces commencé avec Tlön pour alto et électronique, et continué avec Uqbar pour violoncelle augmenté et électronique. Le titre fait référence à une nouvelle de Jorge Luis Borges. Ce n'est pas la première fois que j'entends une oeuvre du compositeur franco-argentin, et à chaque fois j'ai le sentiment de ne pas entrer dans son univers, je reste en surface. Pourtant sa musique recèle d'indéniables perles, mais je n'y crois pas trop, et j'attends une oeuvre qui m'accroche pour parler davantage de ce compositeur, qui à mon avis a quelque chose à défendre.

Franck Bedrossian

Ensuite était donné le quatuor Tracés d'ombres de Franck Bedrossian, composé en 2007 et créé la même année par le quatuor Diotima. J'étais tout excité par la perspective d'entendre la musique d'un compositeur que je tiens parmi le fleuron de la nouvelle génération française. Franck bedrossian est un compositeur entier, radical, qui ne fait aucune concession, résistant à tous ces courants flasques actuels, que pour faire court je regrouperai sous l'expression "tendance Radio Classique" (Je renvoie à ce sujet à la récente polémique du "Corriere della serra" avant les vacances d'été, à l'occasion du festival Suona Francese, où le journal italien faisait de Karol Beffa le chef de la "rébellion des trentenaires", contre le modernisme post-Boulez, ce qui a valu un coup de sang de la part de Bedrossian : "les enjeux esthétiques ne se résument pas à cette vieille querelle entre avant-garde du passé et arrière-garde du futur" ; et d'ajouter une descente en règle de l'esthétique de son confrère).
Bedrossian, comme beaucoup de jeunes compositeurs, a été bouleversé par sa rencontre avec Helmut Lachenmann. D'une pensée harmonique, son écoute "s'est déplacée vers le timbre, le son et la matière sonore", comme il le disait à Omer Corlaix dans Musica Falsa en 2004. Et le son, il l'aborde "en terme d'épaisseur, de vitesse, de grain ou de transparence". Et il ajoute, à propos de l'influence de Lachenmann sur sa pensée : "ce fut une libération". En ce qui concerne son approche presonnelle, Bedrossian est fasciné par ce qu'il appelle l'aspect "violent" du son : "j'aime le son violent, d'une musicalité violente". Il trouve cela dans la musique électroacoustique, mais ce qui est intéressant, et là il s'inscrit encore dans la lignée de Lachenmann et de Sciarrino, c'est qu'il cherche à retranscrire cela par le geste instrumental. Son quatuor Tracés d'Ombres en est la parfaite illustration. En trois courtes étapes, le compositeur entreprend une lamination chirurgicale de l'auditeur. Il saigne à blanc la matière sonore, à la limite l'insoutenable, par des procédés de saturation et d'oppositions rugosité/transparence, visant à établir ce qu'il appelle dans sa note de programme "une dialectique du timbre". Tout cela sans électronique, je rappelle. S'il faut dire ce que j'ai ressenti, c'est comme si si vous étiez foudroyé par une force implacable, qui vous écartèle et vous déchire de toute part, tout en éprouvant des frissons dignes de Sainte Thérèse d'Avila pensant au Christ en Croix. J'exagère à peine, enfin un peu quand même, car l'espace d'un instant ma concentration s'est levée et j'ai eu l'impression d'un grand cirque ridicule. Peut-être un vague relent de refoulement devant une telle barbarie, heureusement passager.

Florence Baschet

Ensuite le Quatuor Danel s'attaquait à la deuxième création de la soirée, Streicherkreis de Florence Baschet. J'annonce tout de suite la couleur : cette création marque un tournant dans l'histoire de la musique dite "mixte". Florent Baschet, dont j'ignorais l'existence jusqu'à la création de cette oeuvre, exerce son activité depuis environ une vingtaine d'années, et elle a beaucoup travaillé avec l'ircam dans le domaine de la musique mixte. Elle vient de passer deux ans sur le projet de Streicherkreis ("le cercle de ceux qui jouent des instruments à cordes frottées", selon ses mots), afin de mettre au point un système qui permette aux instrumentistes de dépasser le stade de simple exécutant d'un texte musical traité électroniquement, pour devenir eux-mêmes les acteurs du dispositif électronique. Traditionnellement, chaque instrument du quatuor est équipé de capteurs placés directement sur le violon. Ici, six capteurs sont posés sur chaque archet, et ils ne vont plus analyser un son mais un geste. Ainsi chaque instrumentiste devient maître, par le geste instrumental, de la transformation en temps réel du son. En clair : "ce sont les coups d'archet des instrumentistes du quatuor qui vont définir les paramètres des transformations sonores". Les implications d'un changement en apparence si mince sont considérables, parce que la notion de geste est plus complexe qu'elle n'y paraît : on pense naturellement au geste comme mode mode de jeu, mais dans le cas d'un quatuor les modes de jeu individuel s'ajoutent pour former un geste musical collectif. C'est précisément pour cette raison que Florence Baschet considère son effectif comme un "quatuor à cordes augmenté".
C'est un terrain complètement vierge que la compositrice et les techniciens ont découvert, et qu'ils ont commencé discrètement mais sûrement à baliser. Sans entrer dans le détail compliqué de la "spirale" qui structure la pièce, il faut simplement préciser que plusieurs cycles se succèdent, qui permettent chacun d'entrevoir les nouveaux horizons qu'ouvre le dispositif. Le premier cycle (je m'appuie sur la note de programme de la compositrice) est une mise en application, à un niveau individuel, du principe de frottement de l'archet sur la corde comme moyen de transformation du son : "chaque instrumentiste transforme son propre son par son propre geste". Dans le deuxième cycle, la transformation se fait toujours à un niveau individuel, mais s'ouvre à l'altérité : "un des quatre interprètes transforme par son geste le son des autres". Le dernier cycle, comme on s'y attend, est une application du principe du second cycle élargie au niveau collectif : "les quatre instrumentistes transforment leur propre son mais cette fois-ci collectivement, pour recréer parallèlement une autre image sonore du quatuor".
Les perspectives nouvelles que ce procédé ouvre laissent rêveur. J'avais lu la note de programme en diagonale avant d'écouter la pièce, sans trop chercher à comprendre, mais le résultat musical est vraiment frappant : au début, on perçoit bien le fait que chaque instrumentiste joue sa partie, qu'il modifie lui-même en temps réel, ce qui fait déjà un maillage sonore assez complexe ; puis dans la deuxième partie, qui est à mon avis la plus intéressante, c'est saisissant : on se rend compte qu'à tour de rôle, chaque instrumentiste a le contrôle total du son global, parce que son geste modifie tous les sons en même temps. Ce procédé culmine à la fin lorsque le groupe modifie lui-même ses sons comme un seul individu, quoique le résultat musical en soit assez confus.
Finalement, ce quatuor "augmenté", qui développe de nouveaux modes de communication et d'interaction entre musiciens, où la somme d'individualités interconnectées se dédouble en un nouveau quatuor virtuel (reflet numérique du premier), par le biais d'un dispositif électronique qui "prolonge" à la fois les instruments et les humains, n'est pas sans rappeler à la fois les nanotechnologies, les mondes virtuels, ou encore les puces électroniques qui peuplent notre quotidien, contribuant à façonner l'homme bionique : un homme dont l'existence organique est subordonnée à son existence technologique.

Wolfgang Rihm

Ah, pour finir tout à fait, il me faut dire qu'en clôture de concert était donné le neuvième quatuor à cordes (1993) de Wolfgang Rihm, qui est évidemment excellent, mais qui en conséquence constituait un voisinage fort cruel pour les oeuvres précédentes : disons que face à un dénommé "Wolfgang", allemand de la pure tradition, ancien élève de Klaus Huber, musicien couronné de succès, et qui compose son neuvième quatuor à cordes (sans titre, je souligne), les petits français qui s'agitent autour de leurs petits quatuors à cordes... peuvent donner le sentiment de faire pâle figure, voilà tout. Oups, j'ai rien dit !

3 novembre 2008

Révéler l'un-possible

Magritte - La Tentative de l'impossible, 1928

Mercredi dernier avait lieu au Centre Pompidou un concert de musique de chambre, avec la participation de cinq solistes de l'Ensemble Intercontemporain : un quatuor à cordes composé de Jeanne-Marie Conquer, Diégo Tosi, Christophe Desjardins et Pierre Strauch, et Antoine Curé à la trompette.
Le concert commençait avec une pièce récente de Takemitsu pour trompette seule, en hommage au compositeur Witold Lutoslawski (1913-1994). Paths (ou Michi en Japonais, qui veut dire "chemin") est fondée sur un usage alterné de la sourdine, qui permet au compositeur d'élaborer un système de champ-contrechamp sonore. Takemitsu trace un sillage monodique dans le bassin central d'un jardin-promenade, où l'on entend des échos lointains de gagaku, de Debussy et de Messiaen. Une oeuvre intriguante qui m'a mis les sens en éveil.
Le concert s'enchaînait ensuite avec le trio à cordes ...zu... de Mark André. J'en parlerai plus loin. Juste après, prenait place un duo de violon et violoncelle de Paul Méfano (né en 1937, élève de Messiaen, fondateur en 1971 de l'ensemble 2e2m, et ancien professeur au CNSM - Bernard Cavanna, Claude Vivier et François Narboni ont suivi ses cours par exemple). Batro, créé en 2005 à Rome, est conçu comme une succession de quatre petites pièces pédagogiques pour l'enfant apprenti violoniste. Ce qui est intéressant dans ces quelques miniatures, c'est que le jeu relativement simple des deux instruments n'empêche pas une écriture fouillée. Le violon joue des hauteurs approximatives, "fausses", en léger désaccord par rapport au violoncelle, qui se retrouve lui-même souvent au-dessus du violon par le jeu des harmoniques. Un dialogue très malicieux se crée entre le maître et l'élève, pour une musique que j'ai trouvé à la fois subtile et guillerette. Le compositeur est venu saluer à la fin.
En fin de concert, les cinq musiciens proposaient la création mondiale de Tournoiement..., pour quatuor à cordes et trompette de Claude Lefebvre. Je ne connaissais pas ce compositeur et poète né en 1931, qui s'inscrit bien dans la tradition française avec une prédilection pour les recherches harmoniques. "Tournoiement..." est une pièce en sept parties qui m'a laissé une très bonne impression ; tout à fait contemporaine même sans être à la pointe, à la fois sincère et inspirée. Claude Lefebvre aussi est venu sur scène applaudir les musiciens. C'était émouvant de voir ce personnage presque octogénaire, relativement peu connu, tout heureux d'avoir entendu sa dernière oeuvre musicale.
A ce concert nous avons aussi entendu le Trio à cordes op. 45 de Schönberg, et c'était sans conteste le meilleur moment de la soirée. Je veux dire ici toute la reconnaissance que je porte à ce trio de solistes emmené par Christophe Desjardins (que je vénère), pour nous avoir offert ce moment inoubliable.

Mark André

Revenons à un autre trio à cordes, celui de Mark André. J'avais déjà eu l'occasion d'entendre du Mark André à la radio, dans une émission d'Omer Corlaix je crois, et j'avais été littéralement soufflé. Avant découter sa musique, il faut ranger tout ce que l'on croit savoir au placard. Se glisser dans la peau de quelqu'un qui écoute de la musique pour la première fois. Vraiment, il touche en moi, et je pense ne pas être le seul, quelque chose qui dort, enfoui, engourdi, et qui à son contact se met à vibrer. Si je voulais faire simple, je dirais que l'écoute de sa musique procure la sensation nette que cet art qui nous passionne et nous fait vivre, nous ne le connaissons pas. C'est fou, mais il ouvre de telles perspectives à l'entendement (!) que tous les repères sont bouleversés, si bien que ce que nous tenons pour acquis devient finalement une tangente dans l'univers des possibles.
Mark André naît en 1964. Au cours de ses études, il travaille très profondément sur l'évolution de la notation musicale, en particulier sous son aspect rythmique à travers le traité de Francon de Cologne, Ars Cantus Mensurabilis (l'art du chant mesurable). Ce traité est réputé chez les spécialistes de musique ancienne car il pose les fondements de la notation mesurée qui se développera à l'Ars subtilior (fin XIVè siècle). Je rappelle pour les non-initiés que Francon de Cologne s'est beaucoup intéressé, vers les années 1260, aux valeurs rythmiques semi-brèves, à une époque où le rythme se pensait encore en brèves et longues. Les préoccupations rythmiques occuperont ensuite une place centrale à l'Ars Nova, notamment à partir des années 1320 autour de la figure de Philippe de Vitry (1291-1361), éminent théoricien de la musique. De l'Ars subtilior il nous reste surtout le De proportionibus de Johannes Ciconia (1335-1411). En bon médiéviste, Mark André s'est penché sur les débats théologiques et philosophiques qui animent le monde de la pensée à cette époque, et notamment sur l'ouvrage de Nicolas de Cues Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés (qui mène au passage du monde clos à l'univers infini), ce qui en dit long sur sa propre réflexion musicale (je conseille de lire aussi John Duns Scot, philosophe écossais (1266-1308), qui a travaillé sur l'infini).
Mark André soutient en 1994 sa thèse (à Tours), intitulée Du paradigme de complexité dans l'Ars subtilior, qui à mon avis et sans l'avoir lue, contient bon nombre de clés pour appréhender l'univers du compositeur. L'Ars subtilior (dont je connais surtout Senleches, mais on peut citer aussi Solage, Symonis etc.) qui fascine Mark André, correspond à un art raffiné à l'extrême, à partir duquel le compositeur élabore sa propre esthétique, faite de défragmentation du matériau musical, et de redéfinition d'un "compossible" musical (référence à John Duns Scot justement) : c'est-à-dire que l'acte compositionnel se place dans le domaine des possibles, il relie le fini et l'infini (André a d'ailleurs composé un cycle intitulé Un-Fini).
Le trio à cordes ...zu... a été composé en 2003-2004 et créé à Graz en 2005. Cette pièce de dix minutes, divisée en plusieurs séquences, tente d'explorer la part bruitiste qu'offrent des instruments comme le violon, le violoncelle et l'alto. Tout une gamme de sonorités s'offre à lui : glissandis, sons frottés, jeu sur le chevalet, pizzicati, associés à divers degrés de pressions d'archet, et surtout des modes jeux complètement hétéroclites et qui sont fort difficiles à décrire (j'aimerais bien voir la partition !). Tout simplement un festival de sons ténus, rauques, sifflants, pris dans un maillage contrapuntique époustouflant. Le son "plein", c'est-à-dire le son ordinaire que produisent ces instruments, devient l'exception. On n'entend plus que du silence. Et dans ce silence, ou dans ce "négatif" de son, si je puis dire, il ne reste que des nervures microscopiques qui s'emmêlent, des plis et des replis de timbres brisés. Le rythme est ici un puissant agent de structure, fractionnant et sectionnant les cellules jusqu'à torpiller complètement le matériau, tout en tissant des liens extrêment solides d'une cellule à l'autre, par des jeux ahurissants de téléscopage et de tuilage. Le spectateur, face à une telle fulgurance, admire chaque geste et l'associe à un univers nouveau. Il prend conscience que ce qu'il n'a jamais entendu, et qui lui est celé par la force des choses, se révèle fugitivement l'espace d'un instant. Et alors l'esprit s'illumine.

23 octobre 2008

Soirée percussive à l'IRCAM

L'IRCAM proposait hier soir un riche programme intitulé "Carnets d'études : Percussion", qui mettait côte à côte des oeuvres d'Elliot Carter, Lorenzo Pagliei, Yann Maresz, Javier Alvarez et Luis Naon, dont deux créations mondiales. Toutes les oeuvres avaient en commun d'être écrites pour percussion(s), en solo ou avec électronique, ou avec un ensemble plus complexe dans le cas de Lorenzo Pagliei. Florent Jodelet, le percussionniste attitré de ce genre d'évènement, a relevé la gageure de jouer toutes les pièces (1h25 de concert tout de même).

Elliot Carter

Commençons par Carter, qui fêtera ses 100 ans le 11 décembre. Huit Pièces pour quatre timbales est au départ un recueil de six pièces de 1949. "A cette époque, on jugea ces six pièces difficiles, sinon impossibles à jouer correctement, mais comme avec le temps, l'intérêt qu'elles sucitaient et les capacités des interprètes ne cessèrent de s'accroître, je décidai d'en publier l'ensemble", nous dit Carter. Ainsi, en 1966 il révise toutes ses pièces avec le percussioniste Jan Williams, pour lequel il en compose deux nouvelles en remerciement, Canto et Adagio.
Ces pièces "sont non seulement des solos de virtuose pour l'instrumentiste mais aussi des études sur ce que l'on nomme maintenant "modulation métrique"". Cette technique a été développée par Carter dans ses premières années, notamment dans son Quatuor à cordes de 1950 : cela "constituait vraiment mon premier effort prolongé en direction de ce que l'on pourrait appeler des textures polyphoniques, à travers lesquelles je m'attachai à construire une oeuvre portée par un flot de changements de tempi, tous superposés les uns autres du début à la fin".
Cette préoccupation se retrouve bien dans March, la première des quatres pièces présentées ce soir, où deux rythmes de marche se superposent à des vitesses différentes. Le percussioniste joue l'un avec la tête de la baguette, l'autre avec le manche. Cela donne lieu à des engendrements rythmiques particulièrement complexes.
Voir March ici. (attention c'est du top niveau !)
Dans Canto (1966), le procédé est différent. Un roulement de baguette de tambour (appliqué exceptionnellement à des timbales) trace une sorte de ligne mélodique à base de glissandi, alternant avec des phrases très concises qui ponctuent le discours musical.
Adagio (1966), est la pièce qui m'a semblé le plus intéressante. Grâce à l'action de la pédale, le percussioniste peut faire varier la tension des peaux, générant une série de glissandi chromatiques. Cela permet un jeu de résonance et de dissonance entre les timbales, qui sont accordées sur la même note. De plus, il produit des sons partiellement étouffés qui font ressortir les harmoniques du son.
Canaries, dont le titre fait référence à une danse des XVIè et XVIIè siècles venue semble-t-il des îles Canaries, et dont Lully fait une utilisation assez coquace dans le Le Bourgeois Gentilhomme d'ailleurs (écoutez ça là en cliquant directement sur 4'30''), joue sur la dualité binaire-ternaire (l'hémiole). Ce qui permet à Carter de jouer sr l'indépendance des bras du percussionniste et sur les superposition métriques.
Florent Jodelet a joué toutes ces pièces avec le brio qu'on lui connaît.

Yann Maresz

Avant de passer à la création de Lorenzo Pagliei qui suivait, je voudrais évoquer les autres pièces jouées à ce concert. Tout d'abord, Etude d'Impact de Yann Maresz. Yann Maresz est un compositeur tout à fait essentiel dans la création française actuelle, que je suis depuis maintenant deux ou trois ans. Né à Monaco en 1966, en 1983 il devient orchestrateur et arrangeur du grand guitariste du Mahavishnu Orchestra, John Mc Laughlin. Entre 1984 et 1986, il étudie le jazz à Boston, et de 1987 à 1992, la composition à la Julliard School. Il suit ensuite le cursus de l'IRCAM en 1994. De 1995 à 1997 il est pensionnaire à la Villa Médicis. Il est actuellement professeur à l'Ircam (compositiion) et au CNSMDP (électroacoustique). Sa palette est très large, du contemporain pur et dur, au jazz, en passant par le rock et la musique électronique. "Je travaille beaucoup, avec des éléments musicaux structurés et identifiables, qui reviennent à intervalles donnés - la plupart du temps selon une organisation polyrythmique. Par leur succession, simultanéité ou anticipation, ces éléments modulables correspondent à une manière d'organiser le temps, ils permettent de donner à l'auditeur une clé de lecture". C'est exactement le cas dans son Etude d'impact, pièce pour timbales créée en juin 2006. Comme chez Carter, il s'agit d'une pièce basée sur la virutosité de l'action des pédales ainsi que sur l'indépendance de frappes, dans une polyrythmie à quatre voix (toutes jouées par le seul Florent Jodelet). Maresz sollicite également l'utilisation de différents modes de frappe ("impact"). De plus, la polyphonie générale "subit des dilatations et des compressions temporelles selon un cycle qui se répète en boucle". On retrouve l'idée d'une musique très architecturée, qui fournit à l'auditeur des clés de lecture en toute transparence. Par ailleurs, la musique de Maresz nécessite de la part de l'interprète une concentration extrême de par la multiplicité des couches qui se superposent. En cela, cette pièce relève tant de la gageure compositionnelle que de l'exploit physique, ce qui la place dans la grande tradition du genre de l'étude, magnifié par Chopin ou Debussy. En bref, un grand moment musical.

steel pan ténor

Je passerai plus vite sur les oeuvres de Javier Alvarez, compositeur mexicain né en 1956, que j'ai découvert à l'occasion du concert. Sa pièce pour shékéré (percussion afro-cubaine constitué d'une calebasse recouverte d'un filet de perle) et dispositif électronique est charmante, mais sans grand intérêt (on m'a parlé du caractère "sexuel" de la pièce, je dirais tout au plus "sensuel"). Son autre pièce, Estudio No. 5 (2002), est en revanche absolument superbe. Elle présente l'intérêt de faire entendre une autre percussion étonnante, le steelpan ténor (amplifié), formidablement mis en valeur par une écriture idiomatique qui met en relief la résonance fascinante de l'instrument, avec des techniques de jeu qui répondent aux exigences contemporaines. Là encore, c'est l'indépendance rythmique des mains qui est privilégiée, ainsi que les changements rapides de position. C'est fou les sons que l'on peut faire avec cet instrument !
Ecoutez du steelpan tenor ici.
En fin de concert, Florent Jodelet a créé les "Caprices" 5 et 6 de Luis Naon, compositeur argentin né en 1961. L'effectif comprend un vibraphone, 12 cloches de vache, 2 cloches-tubes, 4 cloche-plaques et de l'electronique. cette pièce n'ayant pas éveillé grand chose en moi, à part un certain scepticisme, je ne vais pas m'étendre dessus.

Lorenzo Pagliei

Le moment le plus intéressant du programme était sans conteste la création de la nouvelle oeuvre de Lorenzo Pagliei. Ce compositeur italien né en 1972, dont j'ai entendu la musique pour la première fois l'année dernière, m'a tout de suite intéressé. Dans sa jeunesse il a côtoyé son compatriote Luciano Berio, et a étudié auprès de Gérard Grisey, Helmut Lachenmann, Philippe Leroux et Henri Pousseur. Il a beaucoup travaillé sur la synthèse électronique en temps réel, et est actuellement réalisateur en informatique musicale. L'Apparente, pour percussionniste-mime, 2 percusionnistes d'objets, violoncelle, trompette et dispositif électronique en temps réel, était créée hier soir par Florent Jodelet (mime), Benjamin et Huyghe et Hervé Trovel (percussions), Alexis Descharmes (violoncelle) et Jean Bollinger (trompette). Voilà une pièce tout à fait surprenante. On a deux instruments acoustiques (violoncelle et trompette), et deux plaques en bois amplifiées sur lesquelles deux percussionnistes réalisent plusieurs types de mise en vibration (frottements, rebondissement, frappes etc.). Un mime équipé de capteurs électroniques synthétise les sons des quatres protagonistes et les modifie en temps réel, par des "gestes-sons" (expression de Pagliei), sans toucher physiquement aucun corps résonnant. Ces gestes qui ressortent du domaine scénique suggèrent des associations. "Tracer une ligne peut devenir caresse ou écriture ou peinture, selon la position des doigts. La main peut devenir flèche ou archet ou marionnette ou bouche. Cette oeuvre est donc une sorte de théatre de gestes". Un théâtre particulièrement élaboré et écrit, où le mime semble bénéficier de pouvoirs supérieurs. Il prend la musique dans ses mains. Il caresse, hache, coupe, lance, polit, tend et distend celle-ci. Il est en complète interaction avec elle, recevant autant qu'il donne. Par moments ils replie ses mains comme pour former une boule d'énergie, qu'il libère ensuite à la manière de certains héros de films d'animation japonais. Le spectacle est saisissant, si ce n'est que le mime utilise beaucoup ses mains et très peu son corps. Cette pièce gagnerait à l'avenir à impliquer davantage le corps dans le processus créatif. Peut-être que prendre un vrai mime plutôt qu'un musicien pourrait permettre d'aller dans ce sens. Pour ce qui est de la musique, je n'ai pas senti une seconde d'ennui sur les 25 minutes que dure la pièce. L'acuité auditive est accentuée par l'aspect visuel des gestes du mime. Chaque phase musicale offre une gamme tout à fait nouvelle de matériaux sonores, que l'électronique élargit pour former un orchestre virtuel de vibrations mouvantes, d'une écriture magistralement maîtrisée. Un spectacle à ne pas manquer si jamais il venait à tourner. Et comme j'ai pu l'entendre parmi les nombreux scolaires présents hier soir : "wah, ça m'a mis les neurones dans l'espace ce truc !" C'est tout dire...

18 octobre 2008

Troubadours Art Ensemble au Musée de Cluny

La musique a ceci de particulier qu'elle requiert la plus grande patience de la part de celui qu'elle séduit. Le désir irrépressible qu'elle suscite, celui d'être entendue, n'est comblé qu'en de très rares occasions imprévisibles. A peine éprouvé, son charme s'évapore, et l'auditeur transi s'éveille lentement de son délectable songe. Immédiatement le manque se fait sentir. Quand recoulera cette source de vie ? Il est, hélas, et c'est cruel, impossible de le savoir. Car la musique est volage, et pis encore, fort capricieuse. Il lui faut mille et une attentions pour que, sous la voûte d'un monastère ou dans le choeur d'une église, elle daigne enfin sonner.
Mais il arrive que la fidèle attente soit récompensée.

Musée médiéval de Cluny

Au détour d'un chemin, une vieille bâtisse gorgée de la sève des ans. Après avoir poussé la porte, je traverse une cour et plusieurs couloirs, et je découvre enfin le lieu où ce soir, la source de vie va peut-être jaillir. Une scène est installée, ainsi que des sièges : je m'asseois. Là, 21 têtes de Judas me fixent dans les yeux. Ces statues d'un autre âge me parlent à l'intérieur, de leurs voix hiératiques, me faisant doucement glisser vers des mondes enfouis depuis des lustres. Je ne suis pas seul. Autour de moi, une trentaine de gens se sont donnés rendez-vous. La plupart d'entre eux parlent des langues de contrées étranges, qui sont bien éloignées de notre bonne vieille langue d'Oc. Car c'est bien d'occitan qu'il s'agit ce soir.
Les musiciens entrent en scène, deux femmes et trois hommes. Chacun s'installe selon sa fonction précise dans le groupe. Denyse Dowling est préposée aux flûtes, bombardes et autres chalemies ; Patrice Villaumé s'occupe de la vielle à roue et du tympanon ; Gérard Zuchetto, qui est le chef, est surtout le chanteur troubadour ; il partage cette place honorifique avec la soprano Sandra Hurtado-Ros, qui fait usage d'instruments assez inhabituels : l'harmonium et le hang ; un acolyte complète cette formation avec son oud oriental.

Troubadours Art Ensemble

Comme un appel, le troubadour entonne un premier chant a capella. L'occitan sonne magnifiquement dans sa bouche. La scansion admirablement charpentée et très naturelle saisit l'auditoire : ce soir, il sera question de poésie, de beauté de la langue, d'amours musicales. Son chant à la fois fragile et sincère illumine l'assemblée ici réunie. Oui, c'est alors évident : elle va venir, la musique, pour nous embaumer le coeur.


La vielle seule entame un air champêtre, très vite rejointe par la flûte. Ce vielliste-là n'est pas commun. Il a monté son instrument de telle façon qu'il peut à la fois jouer un bourdon, générer un rythme avec sa manivelle, et faire chanter une ligne mélodique sur le mini-clavier incorporé. Il fait sortir mille sonorités de son instrument, qui agissent comme mille petits esprits malins venant chatouiller mon oreille allègrement. Sous l'effet de tels sortilèges, ma pensée se détache peu à peu de mon corps pour vagabonder à l'envi dans les hautes sphères de l'imagination. Je le vois, ce troubadour, chassant quelque gibier en forêt pour son repas du midi, et le soir s'asseyant au coin du feu pour composer les mots et les notes qui siéront à son chant d'amour. "Dame pour qui je chante et siffle, vos beaux yeux sont pour moi des verges qui châtient tant mon coeur avec joie que je n'ose avoir des désirs vilains".

Gustave Doré, Troubadours chantant la gloire des croisades
(cliquer pour agrandir)

Raimbaut d'Aurenga (1147-1173), Raimon de Miraval (1150-1220), Jaufre Rudel (1125-1148) et autre Bernard de Ventadorn (1157-1170) revivent un instant sous les doigts et le souffle des musiciens réunis sur la scène. L'interprétation n'est pas proprement "musicologique", il ne s'agit pas non plus de "reconstitution" - mais bien de recréation. Bien sûr la musique a de l'étoffe, elle brille de parures chatoyantes, qui peuvent sembler anachroniques ; bien sûr l'exécution musicale et la justesse pourraient être plus soignées, surtout chez la jeune soprano, qui peut progresser en musicalité tant dans l'art du chant que dans l'usage du hang. Mais une telle ferveur, une telle frénésie emportent l'adhésion. Et l'orchestre atteint parfois un tel degré d'intensité, une telle présence physique, que l'envie de danser devient irrésistible. Sans parler des sublimes passages à deux voix où Gérard Zuchetto utilise sa voix de tête, qui est fort belle. Sa technique vocale succincte lui permet de conserver une grande spontanéité, de former un chant très naturel et sensuel.
Au fond, Zuchetto se réapproprie tout un répertoire oublié, qu'il nous livre avec amour et sincérité, dans un respect profond et absolu de la langue, de l'art du dire. Et il laisse la musique s'épanouir - pour notre plus grand plaisir.

2 octobre 2008

Le vertige de l'indicible

En ce moment se déroule le festival Musica à Strasbourg. C'est un rendez-vous désormais incontournable de la musique contemporaine, où se côtoient les oeuvres des anciens (comme Stockhausen, récemment décédé), des grands noms de la scène française (Dufourt, Dusapin...) et internationale actuelles, ainsi que des jeunes plumes fraîchement sorties des bancs de l'école.

Le festival proposait cette année d'entendre en ouverture la création mondiale de Vertigo, dernière oeuvre du jeune compositeur français Christophe Bertrand (vous pouvez consulter sa notice de l'oeuvre sur son site).

Christophe Bertrand, né en 1981, a découvert son envie de composer grâce à l'écoute de la musique de Ligeti. Il a étudié la composition à Strasbourg avec Ivan Fedele et il est joué à Musica depuis 2000. Disons-le, voilà certainement un des plus purs génies musicaux que la France ait jamais enfanté. Boulez ne s'y est pas trompé, lui qui a accepté de diriger en 2005 Mana, la première oeuvre orchestrale du jeune prodige. Pièce courte mais redoutable pour l'orchestre et d’une inventivité hors du commun, en regard de l'âge de son auteur. A propos de cette oeuvre (que j'avais entendue sur les ondes, ébloui), Bertrand affirmait que ce n'était pour lui qu'une phase de test, pour savoir s'il était capable d'écrire pour l'orchestre. Une façon aussi de souligner l'immense potentiel des instruments dits "traditionnels", au moment où toutes les oreilles se tournent vers le médium électronique.

A Strasbourg on vient de créer son oeuvre Vertigo pour deux pianos et orchestre, commande d'Etat pour le festival Musica. J'ai entendu la retransmission radiophonique de la création, enregistrée le samedi 20 septembre 2008, au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, salle Erasme.

Passons sur la référence à Hitchcock qui, même si elle est approuvée par le compositeur, ne sert qu'à épater la galerie. C'est bien entendu à la troisième pièce du Deuxième Livre d'Etudes pour piano de Ligeti (1988-1994) qu'il est fait allusion.

Vertigo est une pièce d'un seul tenant (divisée en 11 sections d'après la suite de Fibonacci), d'une durée d'environ vingt minutes. Le compositeur dit qu’il n'aime pas le vide, ni le silence, encore moins la lenteur. C'est ce qui me fascine chez lui. Par son approche personnelle, il est en train de donner une nouvelle impulsion à la musique. Il emporte l'auditeur vers un au-delà que lui seul a entrevu pour l'instant. Je veux dire qu'il ne s'agit plus des utopies des années 50, enthousiasmantes mais dévastatrices, et largement désuètes aujourd'hui ; il ne s'agit pas non plus de trouver un nouveau langage comme le spectralisme a succédé au sérialisme, car langage n'est pas musique (et ne parlons pas des adeptes de la "nouvelle consonance", qui sont un troupeau de charognards) ; il ne s'agit pas non plus de vouloir "détourner" le son des instruments, comme Scelsi ou Kagel, ce qui est souvent de faible résultat ; mais il s'agit plus de suivre les meilleures pistes ouvertes par Sciarrino ou Lachenmann (même si n'est pas l'un de ceux là qui veut), et plus sûrement encore dans la voie ouverte par Ligeti. Bertrand est encore très jeune, et il a choisi son père spirituel (Ligeti lui-même a commencé à composer en révérant Bartok). De nombreux procédés de Ligeti se retrouvent dans sa musique : polymétrie, déphasages, superpositions de strates, textures, cristallisations harmoniques, phénomènes d'illusions sonores, micropolyphonie et j'en passe... Mais au-delà de ça Bertrand se revendique aussi de Xenakis ou Varèse par exemple, ce qui n'est pas mince. Il est en train d'effectuer ce travail fou de synthèse des apports du vingtième siècle, pour élaborer un langage personnel qui puisse surpasser toutes les contradictions, et qui pourrait s'imposer à l'avenir comme un nouveau langage "classique". J'entends par là que son écriture est d'une clarté et d'une rigueur à toute épreuve. Tout y est exactement proportionné. La musique est véritablement pure, nette, et son extrême complexité n'en dévoile que plus les beautés. Elle se révèle nue à l'auditeur, sans apprêt, sans fard.

Il n'y a pas de secret d'intention chez Christophe Bertrand. Il écrit pour être entendu. Il convoque l'auditeur. C'est pourquoi la création de sa nouvelle pièce était vraiment attendue. Ce n'est pas une énième création de compositeur patenté qui vient faire avaler son dernier quatuor frelaté. Au contraire, le public sait qu'il va vivre une aventure dont il va sortir grandi. Dans Vertigo, Bertrand emporte l'auditeur dans un pur maelström sonore.

La pièce commence avec des notes répétées au piano et aux cuivres, à des hauteurs et des tempi différents, en entrées successives. Puis les strates se découpent, les mélodies se fissurent, les sons grincent. Un motif perd toutes ses notes et disparaît. Les pianos égrènent des gammes descendantes à toute vitesse, accompagnés par des ricanements d'orchestre en sorte d'imitation. Un amas de cordes frottées et de trompettes en sourdine glace le climat. Puis le piano prend la parole de manière rectotonale. Les vents deviennent un cri glaçant perdu dans l'espace. Des étagements successifs du grave à l'aigu se font entendre au piano. Une pédale rauque aux contrebasses gronde dans l'extrême grave.

Chaque attaque est nette, chaque tenue est concise, dans un enchevêtrement des voix tel que l'oreille ne sait plus distinguer un mouvement ascendant d'un mouvement descendant. C'est un inextricable foisonnement de voix rapprochées qui s'entrelacent. L'imagination sonore est sans limite. On croit presque entendre un cri depuis l'au-delà, d'âmes errantes et prisonnières. On est pris de vertige devant l'immensité de l'indicible que cette musique fait entrevoir. Un mystère insondable qui remue l'être de part en part. Le tourbillon mène à un climax monumental, canalisé par les cors. Le piano tisse ses textures dans une ascension irrésistible et effrayante vers l'aigu. L'orchestre fourmille de parties solistes. Puis les deux pianos entament une course-poursuite de clusters en déphasage, dans un perpétuel renouvellement de registre. Un nouveau climax très puissant débouche sur un passage halluciné de film à suspense. Au piano un bref motif se distend illusoirement. Des lignes mélodiques s'entrecroisent. Des flûtes veloutées les accompagnent, dans une immense clarté. Des cloches sonnent, comme un lointain souvenir du début. Coup de fouet libérateur. Applaudissements émerveillés du public.

Quelques lignes pour évoquer une si grande œuvre, c’est peu. Juste de quoi ouvrir l’interstice qui permet au cœur de recevoir la musique.

Christophe Bertrand vient d'être lauréat du prix de Rome et s'apprête à partir dans quelques jours à la Villa Médicis (dont le nouveau directeur est Frédéric Mitterrand), pour une durée d'un an et demi. Il sera rejoint sur place par Saed Haddad, compositeur jordanien, et puis ensuite vers avril ce sera Yann Robin (un des jeunes compositeurs les plus prometteurs je pense). Je n'ose imaginer ce qui va bien pouvoir sortir de son esprit au cours d'une expérience qui est, au dire de ses prédécesseurs, un moment tout à fait à part dans une vie de compositeur. Entouré d'artistes de divers horizons, dans un environnement imprégné de l'aura de ses illustres aînés, il sera seul avec lui-même devant son papier à musique. Gageons qu'il saura mettre ce temps à profit.

20 septembre 2008

Epopée finnoise


Monument Sibelius à Helsinki conçu par Eila Heiltunen (vue de dessous)

En ce moment c'est l'année de la Finlande en France, avec le festival 100 % Finlande.

Le pays du Kalevala (Immense épopée de plus de 20.000 vers, divisée en douze chants, composée à partir de chants populaires finlandais par Elias Lönnrot au milieu 19è) et de Sibelius (1865-1957), est aujourd'hui une nation musicale de premier plan.

C'est une pépinière incroyable de talents musicaux, qui irrigue le monde entier - son système scolaire force l'admiration des chercheurs paraît-il - et ceci dans tous les domaines.

A commencer par la direction d'orchestre, avec les pointures internationales que sont les Esa-Pekka Salonen, Jukka-pekka Saraste et autres Susanna Mälkki pour ne citer qu'eux. Les premières mondiales sont leur inclinaison naturelle. Ces gens là boivent la musique contemporaine comme du petit lait, et c'en est d'autant plus digeste pour le public.

En chant, c'est une foison qu'il serait long à détailler ici mais citons quand même les sopranos Karita Mattila (elle me fait fondre) et Soile Isokoski (son nom veut dire "lumière du nord", elle sera à Gaveau le 27 juin).

Dans le domaine de la création, le compositeur et pédagogue Paavo Heininen, né en 1938, a formé deux des plus importants compositeurs actuels, que sont Kaija Saariaho et Magnus Lindberg, respectivement né en 1952 et 1958.

Il y en a bien d'autres - la Finlande est parfois qualifiée d'"Eldorado de la création". A la suite de Merikanto (1893-1958), le fondateur du modernisme finlandais, de nombreux musiciens vont se glisser dans son sillage. Uuno Klami, Erik Bergman, par exemple ; et surtout Rautavaara (né en 1928), qui s'est beaucoup intéressé au Kalevala et dont la musique est tout à fait originale et rafraîchissante, à défaut d'être novatrice ; et bien sûr Aulis Sallinen (né en 1935), qui s'est beaucoup exporté grâce à ses nombreux opéras. Je connais moins la génération suivante née dans les années 40 (Nordegren, Aho, Tiensuu...), ni la génération montante des Fagrudd et Pohjola, nés dans les années 60, ou des Lyytikäinen et Räisänen, nés dans les années 70.

Pour l'heure celui qui nous va intéresser est actuellement considéré comme le futur "grand", le bien-nommé Magnus Lindberg.

Il nous est bien connu en France, puisqu'il a séjourné chez nous pendant plus de dix ans, entre 1980 et 1993.
Son domaine de prédilection est incontestablement la musique instrumentale (son oeuvre pour orchestre la plus connue est Joy).
Il a depuis de longues années une coopération à Los Angeles avec son compatriote et chef d'orchestre Esa-Pekka Salonen, pour lequel il a déjà composé 3 pièces : Fresco (1997), Tribute (2004), et Sculpture (2005).
Dans le domaine instrumental également, il a composé 4 concertos : piano, violoncelle, clarinette et violon.
Ce dernier, donné en création mondiale à New York en 2006 vient d'être repris en France, à l'occasion de l'année de la Finlande.
C'était hier soir, salle Pleyel à Paris, et le concert était retransmis en direct en début de soirée sur France Musique.

Au pupitre du philharmonique de Radio France, le tout jeune chef Lionel Bringuier (22 ans), qui est chef assistant de l'Orchestre National de Bretagne, et aussi de Los Angeles justement, avec Esa-pekka Salonen. Oui, je sais, c'est très impressionnant.
Tenant l'archet, le fameux violoniste albanais Tedi Papavrami (né en 1971). Pour l'anecdote, ce violoniste naturalisé français et qui est l'un des rares à oser jouer en concert les 24 caprices de Paganini, est également le traducteur en français des oeuvres de son compatriote Ismaïl Kadaré, qui vient de sortir un livre, que je n'ai pas lu mais qui m'a l'air bien, L'Accident.

Tedi Papavrami

Personnellement, je n'attendais pas Papavrami dans une oeuvre contemporaine, mais le concerto composé par Lindberg s'inscrit dans la grande tradition du concerto virtuose, ce qui colle parfaitement. Lindberg signe une oeuvre qui cherche moins à défricher de nouveaux territoires qu'à s'imposer au répertoire des violonistes. Il faut certainement ranger ce concerto auprès de ceux de Brahms, Tchaïkovski, Sibelius, Berg et Shostakovitch. Dans l'intention, toutefois, plus que dans la musique. Lindberg place l'interprète et son instrument au centre du processus musical. Il explore toute la dramaturgie liée à cet instrument, ainsi que les modes de jeux les plus fouillés. Un souffle incandescent parcourt l'oeuvre, dont le violon se fait le réceptacle pour exalter et conquérir le public. Le pathos que l'on ressent à l'écoute d'une telle musique nous éloigne fortement des concertos récents comme celui de Ligeti par exemple. Une forte charge émotionnelle, alliée à un déchaînement d'énergie virtuose nous rappellent les plus grandes pages romantiques et post-romantiques. Une démarche classique, finalement. A commencer par la forme : trois mouvements vif-lent-vif, avec une cadence à la fin du second mouvement. C'est presque anachronique de voir une cadence dans un concerto au début du 21è siècle ! Mais c'est peut-être la notion de concerto qui est elle-même à redéfinir. Or il semble que là-dessus, Lindberg ait fait son choix. Il préfère s'ancrer dans les racines du genre, pour mieux en renouveler l'écriture. C'est une perspective qui peut s'avérer très fructueuse, si elle est suivie par un compositeur dont les moyens techniques sont à la hauteur, ce qui est le cas de Lindberg. L'instrument choisi, est éminemment classique lui-aussi, et porteur d'une longue histoire. Là encore, le Finlandais se glisse dans cet univers, ses conventions, en exploitant les divers modes de jeu (pizzicati, arco, doubles cordes, trilles, glissandis etc.), les différents registres (du grave à l'aigu), et s'amuse avec cela. Il met l'interprète à rude épreuve en élargissant considérablement la palette habituelle des difficultés, comme ont pu le faire avant lui des Paganini ou des Sarasate. L'écriture reprend aussi les clichés inhérents au répertoire violonistique le plus noble : élans lyriques, grands arpèges et ribambelles de notes, legato infini, en jouant sur l'intonation et l'attaque de la corde ; mais le rendu est toujours nouveau et surprenant. C'est parce que Lindberg appréhende son concerto comme un dialogue étroit entre le violon et l'orchestre. Or sa science de l'orchestre est foudroyante. Avec un orchestre de type mozartien (2 hb, 2 bs, 2 cr, 4 vl 1, 4 vl 2, 4 alt, 4 vlc, 2 cb) comme il y en avait à Mannheim, ce qu'il arrive à faire est proprement stupéfiant. Le travail est d'une rigueur extrême, un soin minutieux est apporté à chaque détail. Chaque interprète est mis à contribution, jusque dans la plus infime intervention. C'est à Strauss et à Mahler que l'on pense (peut-être à Bruckner ?), bien sûr, mais avec des moyens infiniment plus réduits ! Ainsi naît un dialogue inouï entre le soliste et la masse : tour à tour le violon se fond dans les harmoniques des cordes, puis au détour de traits vifs il plonge dans une bataille échevelée avec l'orchestre ; un déluge de notes à nu se poursuit par une longue plainte désespérée soutenue par des vents en apnée. Une grande énergie, une grande urgence se font sentir à certains moments. C'est vraiment un orchestre somptueux que nous livre Lindberg, un écrin dans lequel le violon s'installe dans une osmose rarement atteinte. Dans la cadence, cela va sans dire qu'il faut un interprète de premier choix pour réussir les tours de passe-passe polyphoniques qu'a prévu l'auteur. Et c'est très beau, à la fin, lorsque les contrebasses font entendre un grognement menaçant, annonçant une chute vertigineuse du violon de l'extrême grave à l'extrême aigu, avant le retour de l'orchestre et le début de la troisième partie, un mouvement très haletant où le soliste explose littéralement. Vers la fin du morceau, le climat s'apaise peu à peu, dans un passage d'une grande humanité. Le violon s'endort sur un doux tapis de cordes feutrées.

C’est l’épopée d’un héros, au sens plein du terme (devrais-je dire beethovenien ?), qui nous a été contée par Lindberg. Après tant de heurts et de tourments, d’exaltation et d’effervescence, le héros peut enfin se reposer. Mais loin d’être une simple œuvre programmatique au sens romantique du terme, ce concerto est chargé d’une forte dramaturgie qui emporte son auditeur aux tréfonds de l’âme pour l’en ramener finalement et le déposer là, échoué sur la rive.

En bref, un concerto pour violon de haute volée qui s’inscrit judicieusement dans son histoire, digne de devenir un des futurs piliers de nos programmes de concert.

19 septembre 2008

Pierre, Paul, Jacques...

Gérard Mordillat

Le 3 avril 2004, Arte diffusait le premier épisode d'une nouvelle série documentaire sur l'origine du christianisme, dont Gérard Mordillat et Jérôme Prieur étaient les maîtres d'oeuvre. Avec cette série en 10 épisodes, les deux hommes empruntaient de nouveau la voie dans laquelle ils s'étaient engagés lors de leur première enquête sur le Nouveau Testament intitulée Corpus Christi (12 épisodes diffusés en 1997-98), qui avait complètement modifié l'idée commune que l'on se faisait alors du genre documentaire.

Je viens de visionner les 550 minutes que dure la série complète de L'Origine du Christianisme, éditée chez Arte Video, et je dois confesser que le plaisir a été au rendez-vous.

L'origine du Christianisme s'intéresse à l'émergence d'une nouvelle religion, depuis la mort de Jésus en l'an 30 jusqu'à environ l'an 150 de notre ère. C'est le fruit d'un travail titanesque réunissant 23 des plus grands spécialistes internationaux dans les domaines que sont l'exégèse, la critique textuelle, l'histoire de la littérature chrétienne, l'histoire du judaïsme, l'étude des apocryphes etc. Une équipée de haute voltige toute entière vouée à la lecture des textes qui nous sont parvenus de cette époque, en premier lieu les Epîtres de Paul et le Livre des Actes.

Ces chercheurs du monde entier, qui sont-ils ? : chez les français on trouve par exemple Christian Amphoux, chercheur au CNRS et spécialiste de l'histoire du texte et de la langue du Nouveau Testament ; François Bovon, professeur à Harvard et spécialiste de l'Evangile de Luc et des Actes des apôtres ; Pierre Geoltrain, directeur d'études à l'école Pratique des Hautes Etudes et spécialiste de l'histoire des idées et de l'origine du christianisme ; Christian Grappe, professeur à la faculté de théologie protestante de Strasbourg et spécialiste du premier christianisme de l'Eglise de Jérusalem ; Emmanuelle Main, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem et spécialiste du Second Temple et du Talmud ; Daniel Marguerat, de la faculté de théologie protestante de l'université de Lausanne etc., et d'autres encore. Les étrangers viennent des universités de Padoue, Boston, Tübingen, Genève, Bâle, et surtout Jérusalem. Tous ont rédigé un ou plusieurs ouvrages importants dans les domaines exposés plus hauts.

Le tour de force du documentaire de Mordillat et Prieur est de composer une vaste fresque où tous ces chercheurs deviennent les personnages principaux. Point de musique, point d'iconographie ; pas d'acteurs, de voix off ni d'interviews : seulement le Texte, face auquel ses lecteurs les plus aguerris décortiquent pour nous les problèmes les plus complexes auxquels ils sont confrontés. Nous sommes donc projetés dans un monde à la pointe des recherches contemporaines en matière de christianisme primitif, où tour à tour sont abordées les questions les plus palpitantes, traitées avec le plus grand sérieux, telles que : Jésus a-t-il fondé l'Eglise ? Jésus avait-il des frères ? Paul est-il le véritable fondateur de la nouvelle religion ? Le christianisme s'est-il approprié l'héritage juif ? etc.

Voilà en quelques mots le programme d'une série tout à fait éclairante sur ce sujet relativement complexe et superficiellement connu. Il y a dix épisodes :

1. Jésus après Jésus. Ce premier épisode pose les bases pour une réflexion sur la fondation de l'Eglise (ekklesia).

2. Jacques, frère de Jésus. Il est question de la famille de Jésus, de la virginité de Marie, et de Jacques, frère et successeur de Jésus.

3. Un royaume qui ne vient pas. Les disciples de Jésus après la mort de leur maître, l'attente du retour de celui-ci et du royaume annoncé.

4. Querelle de famille. En attendant l'arrivée de la fin des temps, un conflit oppose les Hébreux aux Héllénistes.

5. Paul, l'avorton. L'apôtre Paul en tant qu'auteur des Epîtres et héros du Livre des Actes.

6. Concile à Jérusalem. En 50, il est question de savoir s'il faut être juif pour être chrétien, ce qui oppose Paul à Jacques et Pierre.

7. Jours de colère. La première épître de Paul aux Thessaloniciens, l'authenticité du texte et ses répercussions.

8. Le roman des origines. L'évangile selon Luc et les Actes des apôtres.

9. Rompre avec le judaïsme. Paul face au judaïsme ; et le rôle de Marcion à partir du IIe siècle (édition des Epîtres de Paul).

10. Verus Israël. 70 : Destruction du temple. 135 : Ecrasement du peuple juif. 150 : le christianisme se déclare "véritable Israël".

Je dois dire que le documentaire est tout à fait sidérant de concision et de rigueur. Le spectateur n'est pas, comme souvent, pris dans un système d'effets dramatiques ou esthétisants devant susciter une "émotion" ou je ne sais quoi. Non, là il s'agit plutôt d'un décor mental. Les chercheurs sont filmés en studio, avec leurs livres bourrés de notes à portée de main, lisant ou citant les passages les plus forts du Nouveau Testament. C'est tout. En bref, un cours particulier auprès de 23 érudits réunis comme un seul homme et qui, par leur ferveur, mettent le cerveau en ébullition.

Mais surtout, Mordillat et Prieur ont réalisé le deuxième volet d'une entreprise unique en son genre, peut-être une des plus belles de ce Vingt-et-unième siècle naissant : un témoignage de ce qu'est l'homme actuel, le plus érudit soit-il, face aux énigmes posées par ce recueil vieux de 2000 ans qu'est le Nouveau Testament : un homme qui doute. Je ne sais pas comment les exégètes de l'an 3000 considéreront ce film, mais j'aime à penser qu'ils seront fascinés par la science, la probité et l'exigence intellectuelle, et en même temps la diversité des points de vue, de nos exégètes actuels.

Bientôt nous aurons peut-être droit à l'Apocalypse (troisième volet en cours de tournage), et si jamais nous sommes encore là, je ne veux pas rater ça.

Devinette

Le beau vingt-et-unième quoi ?
Un indice : Malgré les apparences, il ne s'agit pas d'un régiment français bataillant dans les montagnes helvètes.
Alors ?