22 novembre 2008

Quatuor bionique

Quatuor Danel

Le concert dont je vais parler avait lieu la semaine dernière, mais heureusement la musique contemporaine ne s'inscrit pas dans la temporalité stressée des discours politiques et de résultats de match de foot, ce qui me permet d'évoquer en toute décontraction le dernier rendez-vous avec la création musicale proposé par l'Ircam. C'était le premier numéro de la série "Quatuor", intitulé "Démanché", série qui se poursuivra par deux autres épisodes en février et en juin. Comme le titre l'indique, la soirée était placée sous le signe du quatuor (Quatuor Danel), et comme nous sommes à l'Ircam, il faut bien entendu associer ce terme à un arsenal électronique conséquent. Nous avions donc ce soir là deux créations pour quatuor et électronique, de Sébastien Rivas et Florence Baschet (sur laquelle je m'attarderai), et deux reprises de quatuors sans électronique, de Frank Bedrossian et Wolfgang Rihm.
Orbis Tertius de Sébastien Rivas termine un cycle de trois pièces commencé avec Tlön pour alto et électronique, et continué avec Uqbar pour violoncelle augmenté et électronique. Le titre fait référence à une nouvelle de Jorge Luis Borges. Ce n'est pas la première fois que j'entends une oeuvre du compositeur franco-argentin, et à chaque fois j'ai le sentiment de ne pas entrer dans son univers, je reste en surface. Pourtant sa musique recèle d'indéniables perles, mais je n'y crois pas trop, et j'attends une oeuvre qui m'accroche pour parler davantage de ce compositeur, qui à mon avis a quelque chose à défendre.

Franck Bedrossian

Ensuite était donné le quatuor Tracés d'ombres de Franck Bedrossian, composé en 2007 et créé la même année par le quatuor Diotima. J'étais tout excité par la perspective d'entendre la musique d'un compositeur que je tiens parmi le fleuron de la nouvelle génération française. Franck bedrossian est un compositeur entier, radical, qui ne fait aucune concession, résistant à tous ces courants flasques actuels, que pour faire court je regrouperai sous l'expression "tendance Radio Classique" (Je renvoie à ce sujet à la récente polémique du "Corriere della serra" avant les vacances d'été, à l'occasion du festival Suona Francese, où le journal italien faisait de Karol Beffa le chef de la "rébellion des trentenaires", contre le modernisme post-Boulez, ce qui a valu un coup de sang de la part de Bedrossian : "les enjeux esthétiques ne se résument pas à cette vieille querelle entre avant-garde du passé et arrière-garde du futur" ; et d'ajouter une descente en règle de l'esthétique de son confrère).
Bedrossian, comme beaucoup de jeunes compositeurs, a été bouleversé par sa rencontre avec Helmut Lachenmann. D'une pensée harmonique, son écoute "s'est déplacée vers le timbre, le son et la matière sonore", comme il le disait à Omer Corlaix dans Musica Falsa en 2004. Et le son, il l'aborde "en terme d'épaisseur, de vitesse, de grain ou de transparence". Et il ajoute, à propos de l'influence de Lachenmann sur sa pensée : "ce fut une libération". En ce qui concerne son approche presonnelle, Bedrossian est fasciné par ce qu'il appelle l'aspect "violent" du son : "j'aime le son violent, d'une musicalité violente". Il trouve cela dans la musique électroacoustique, mais ce qui est intéressant, et là il s'inscrit encore dans la lignée de Lachenmann et de Sciarrino, c'est qu'il cherche à retranscrire cela par le geste instrumental. Son quatuor Tracés d'Ombres en est la parfaite illustration. En trois courtes étapes, le compositeur entreprend une lamination chirurgicale de l'auditeur. Il saigne à blanc la matière sonore, à la limite l'insoutenable, par des procédés de saturation et d'oppositions rugosité/transparence, visant à établir ce qu'il appelle dans sa note de programme "une dialectique du timbre". Tout cela sans électronique, je rappelle. S'il faut dire ce que j'ai ressenti, c'est comme si si vous étiez foudroyé par une force implacable, qui vous écartèle et vous déchire de toute part, tout en éprouvant des frissons dignes de Sainte Thérèse d'Avila pensant au Christ en Croix. J'exagère à peine, enfin un peu quand même, car l'espace d'un instant ma concentration s'est levée et j'ai eu l'impression d'un grand cirque ridicule. Peut-être un vague relent de refoulement devant une telle barbarie, heureusement passager.

Florence Baschet

Ensuite le Quatuor Danel s'attaquait à la deuxième création de la soirée, Streicherkreis de Florence Baschet. J'annonce tout de suite la couleur : cette création marque un tournant dans l'histoire de la musique dite "mixte". Florent Baschet, dont j'ignorais l'existence jusqu'à la création de cette oeuvre, exerce son activité depuis environ une vingtaine d'années, et elle a beaucoup travaillé avec l'ircam dans le domaine de la musique mixte. Elle vient de passer deux ans sur le projet de Streicherkreis ("le cercle de ceux qui jouent des instruments à cordes frottées", selon ses mots), afin de mettre au point un système qui permette aux instrumentistes de dépasser le stade de simple exécutant d'un texte musical traité électroniquement, pour devenir eux-mêmes les acteurs du dispositif électronique. Traditionnellement, chaque instrument du quatuor est équipé de capteurs placés directement sur le violon. Ici, six capteurs sont posés sur chaque archet, et ils ne vont plus analyser un son mais un geste. Ainsi chaque instrumentiste devient maître, par le geste instrumental, de la transformation en temps réel du son. En clair : "ce sont les coups d'archet des instrumentistes du quatuor qui vont définir les paramètres des transformations sonores". Les implications d'un changement en apparence si mince sont considérables, parce que la notion de geste est plus complexe qu'elle n'y paraît : on pense naturellement au geste comme mode mode de jeu, mais dans le cas d'un quatuor les modes de jeu individuel s'ajoutent pour former un geste musical collectif. C'est précisément pour cette raison que Florence Baschet considère son effectif comme un "quatuor à cordes augmenté".
C'est un terrain complètement vierge que la compositrice et les techniciens ont découvert, et qu'ils ont commencé discrètement mais sûrement à baliser. Sans entrer dans le détail compliqué de la "spirale" qui structure la pièce, il faut simplement préciser que plusieurs cycles se succèdent, qui permettent chacun d'entrevoir les nouveaux horizons qu'ouvre le dispositif. Le premier cycle (je m'appuie sur la note de programme de la compositrice) est une mise en application, à un niveau individuel, du principe de frottement de l'archet sur la corde comme moyen de transformation du son : "chaque instrumentiste transforme son propre son par son propre geste". Dans le deuxième cycle, la transformation se fait toujours à un niveau individuel, mais s'ouvre à l'altérité : "un des quatre interprètes transforme par son geste le son des autres". Le dernier cycle, comme on s'y attend, est une application du principe du second cycle élargie au niveau collectif : "les quatre instrumentistes transforment leur propre son mais cette fois-ci collectivement, pour recréer parallèlement une autre image sonore du quatuor".
Les perspectives nouvelles que ce procédé ouvre laissent rêveur. J'avais lu la note de programme en diagonale avant d'écouter la pièce, sans trop chercher à comprendre, mais le résultat musical est vraiment frappant : au début, on perçoit bien le fait que chaque instrumentiste joue sa partie, qu'il modifie lui-même en temps réel, ce qui fait déjà un maillage sonore assez complexe ; puis dans la deuxième partie, qui est à mon avis la plus intéressante, c'est saisissant : on se rend compte qu'à tour de rôle, chaque instrumentiste a le contrôle total du son global, parce que son geste modifie tous les sons en même temps. Ce procédé culmine à la fin lorsque le groupe modifie lui-même ses sons comme un seul individu, quoique le résultat musical en soit assez confus.
Finalement, ce quatuor "augmenté", qui développe de nouveaux modes de communication et d'interaction entre musiciens, où la somme d'individualités interconnectées se dédouble en un nouveau quatuor virtuel (reflet numérique du premier), par le biais d'un dispositif électronique qui "prolonge" à la fois les instruments et les humains, n'est pas sans rappeler à la fois les nanotechnologies, les mondes virtuels, ou encore les puces électroniques qui peuplent notre quotidien, contribuant à façonner l'homme bionique : un homme dont l'existence organique est subordonnée à son existence technologique.

Wolfgang Rihm

Ah, pour finir tout à fait, il me faut dire qu'en clôture de concert était donné le neuvième quatuor à cordes (1993) de Wolfgang Rihm, qui est évidemment excellent, mais qui en conséquence constituait un voisinage fort cruel pour les oeuvres précédentes : disons que face à un dénommé "Wolfgang", allemand de la pure tradition, ancien élève de Klaus Huber, musicien couronné de succès, et qui compose son neuvième quatuor à cordes (sans titre, je souligne), les petits français qui s'agitent autour de leurs petits quatuors à cordes... peuvent donner le sentiment de faire pâle figure, voilà tout. Oups, j'ai rien dit !

3 novembre 2008

Révéler l'un-possible

Magritte - La Tentative de l'impossible, 1928

Mercredi dernier avait lieu au Centre Pompidou un concert de musique de chambre, avec la participation de cinq solistes de l'Ensemble Intercontemporain : un quatuor à cordes composé de Jeanne-Marie Conquer, Diégo Tosi, Christophe Desjardins et Pierre Strauch, et Antoine Curé à la trompette.
Le concert commençait avec une pièce récente de Takemitsu pour trompette seule, en hommage au compositeur Witold Lutoslawski (1913-1994). Paths (ou Michi en Japonais, qui veut dire "chemin") est fondée sur un usage alterné de la sourdine, qui permet au compositeur d'élaborer un système de champ-contrechamp sonore. Takemitsu trace un sillage monodique dans le bassin central d'un jardin-promenade, où l'on entend des échos lointains de gagaku, de Debussy et de Messiaen. Une oeuvre intriguante qui m'a mis les sens en éveil.
Le concert s'enchaînait ensuite avec le trio à cordes ...zu... de Mark André. J'en parlerai plus loin. Juste après, prenait place un duo de violon et violoncelle de Paul Méfano (né en 1937, élève de Messiaen, fondateur en 1971 de l'ensemble 2e2m, et ancien professeur au CNSM - Bernard Cavanna, Claude Vivier et François Narboni ont suivi ses cours par exemple). Batro, créé en 2005 à Rome, est conçu comme une succession de quatre petites pièces pédagogiques pour l'enfant apprenti violoniste. Ce qui est intéressant dans ces quelques miniatures, c'est que le jeu relativement simple des deux instruments n'empêche pas une écriture fouillée. Le violon joue des hauteurs approximatives, "fausses", en léger désaccord par rapport au violoncelle, qui se retrouve lui-même souvent au-dessus du violon par le jeu des harmoniques. Un dialogue très malicieux se crée entre le maître et l'élève, pour une musique que j'ai trouvé à la fois subtile et guillerette. Le compositeur est venu saluer à la fin.
En fin de concert, les cinq musiciens proposaient la création mondiale de Tournoiement..., pour quatuor à cordes et trompette de Claude Lefebvre. Je ne connaissais pas ce compositeur et poète né en 1931, qui s'inscrit bien dans la tradition française avec une prédilection pour les recherches harmoniques. "Tournoiement..." est une pièce en sept parties qui m'a laissé une très bonne impression ; tout à fait contemporaine même sans être à la pointe, à la fois sincère et inspirée. Claude Lefebvre aussi est venu sur scène applaudir les musiciens. C'était émouvant de voir ce personnage presque octogénaire, relativement peu connu, tout heureux d'avoir entendu sa dernière oeuvre musicale.
A ce concert nous avons aussi entendu le Trio à cordes op. 45 de Schönberg, et c'était sans conteste le meilleur moment de la soirée. Je veux dire ici toute la reconnaissance que je porte à ce trio de solistes emmené par Christophe Desjardins (que je vénère), pour nous avoir offert ce moment inoubliable.

Mark André

Revenons à un autre trio à cordes, celui de Mark André. J'avais déjà eu l'occasion d'entendre du Mark André à la radio, dans une émission d'Omer Corlaix je crois, et j'avais été littéralement soufflé. Avant découter sa musique, il faut ranger tout ce que l'on croit savoir au placard. Se glisser dans la peau de quelqu'un qui écoute de la musique pour la première fois. Vraiment, il touche en moi, et je pense ne pas être le seul, quelque chose qui dort, enfoui, engourdi, et qui à son contact se met à vibrer. Si je voulais faire simple, je dirais que l'écoute de sa musique procure la sensation nette que cet art qui nous passionne et nous fait vivre, nous ne le connaissons pas. C'est fou, mais il ouvre de telles perspectives à l'entendement (!) que tous les repères sont bouleversés, si bien que ce que nous tenons pour acquis devient finalement une tangente dans l'univers des possibles.
Mark André naît en 1964. Au cours de ses études, il travaille très profondément sur l'évolution de la notation musicale, en particulier sous son aspect rythmique à travers le traité de Francon de Cologne, Ars Cantus Mensurabilis (l'art du chant mesurable). Ce traité est réputé chez les spécialistes de musique ancienne car il pose les fondements de la notation mesurée qui se développera à l'Ars subtilior (fin XIVè siècle). Je rappelle pour les non-initiés que Francon de Cologne s'est beaucoup intéressé, vers les années 1260, aux valeurs rythmiques semi-brèves, à une époque où le rythme se pensait encore en brèves et longues. Les préoccupations rythmiques occuperont ensuite une place centrale à l'Ars Nova, notamment à partir des années 1320 autour de la figure de Philippe de Vitry (1291-1361), éminent théoricien de la musique. De l'Ars subtilior il nous reste surtout le De proportionibus de Johannes Ciconia (1335-1411). En bon médiéviste, Mark André s'est penché sur les débats théologiques et philosophiques qui animent le monde de la pensée à cette époque, et notamment sur l'ouvrage de Nicolas de Cues Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés (qui mène au passage du monde clos à l'univers infini), ce qui en dit long sur sa propre réflexion musicale (je conseille de lire aussi John Duns Scot, philosophe écossais (1266-1308), qui a travaillé sur l'infini).
Mark André soutient en 1994 sa thèse (à Tours), intitulée Du paradigme de complexité dans l'Ars subtilior, qui à mon avis et sans l'avoir lue, contient bon nombre de clés pour appréhender l'univers du compositeur. L'Ars subtilior (dont je connais surtout Senleches, mais on peut citer aussi Solage, Symonis etc.) qui fascine Mark André, correspond à un art raffiné à l'extrême, à partir duquel le compositeur élabore sa propre esthétique, faite de défragmentation du matériau musical, et de redéfinition d'un "compossible" musical (référence à John Duns Scot justement) : c'est-à-dire que l'acte compositionnel se place dans le domaine des possibles, il relie le fini et l'infini (André a d'ailleurs composé un cycle intitulé Un-Fini).
Le trio à cordes ...zu... a été composé en 2003-2004 et créé à Graz en 2005. Cette pièce de dix minutes, divisée en plusieurs séquences, tente d'explorer la part bruitiste qu'offrent des instruments comme le violon, le violoncelle et l'alto. Tout une gamme de sonorités s'offre à lui : glissandis, sons frottés, jeu sur le chevalet, pizzicati, associés à divers degrés de pressions d'archet, et surtout des modes jeux complètement hétéroclites et qui sont fort difficiles à décrire (j'aimerais bien voir la partition !). Tout simplement un festival de sons ténus, rauques, sifflants, pris dans un maillage contrapuntique époustouflant. Le son "plein", c'est-à-dire le son ordinaire que produisent ces instruments, devient l'exception. On n'entend plus que du silence. Et dans ce silence, ou dans ce "négatif" de son, si je puis dire, il ne reste que des nervures microscopiques qui s'emmêlent, des plis et des replis de timbres brisés. Le rythme est ici un puissant agent de structure, fractionnant et sectionnant les cellules jusqu'à torpiller complètement le matériau, tout en tissant des liens extrêment solides d'une cellule à l'autre, par des jeux ahurissants de téléscopage et de tuilage. Le spectateur, face à une telle fulgurance, admire chaque geste et l'associe à un univers nouveau. Il prend conscience que ce qu'il n'a jamais entendu, et qui lui est celé par la force des choses, se révèle fugitivement l'espace d'un instant. Et alors l'esprit s'illumine.