23 octobre 2008

Soirée percussive à l'IRCAM

L'IRCAM proposait hier soir un riche programme intitulé "Carnets d'études : Percussion", qui mettait côte à côte des oeuvres d'Elliot Carter, Lorenzo Pagliei, Yann Maresz, Javier Alvarez et Luis Naon, dont deux créations mondiales. Toutes les oeuvres avaient en commun d'être écrites pour percussion(s), en solo ou avec électronique, ou avec un ensemble plus complexe dans le cas de Lorenzo Pagliei. Florent Jodelet, le percussionniste attitré de ce genre d'évènement, a relevé la gageure de jouer toutes les pièces (1h25 de concert tout de même).

Elliot Carter

Commençons par Carter, qui fêtera ses 100 ans le 11 décembre. Huit Pièces pour quatre timbales est au départ un recueil de six pièces de 1949. "A cette époque, on jugea ces six pièces difficiles, sinon impossibles à jouer correctement, mais comme avec le temps, l'intérêt qu'elles sucitaient et les capacités des interprètes ne cessèrent de s'accroître, je décidai d'en publier l'ensemble", nous dit Carter. Ainsi, en 1966 il révise toutes ses pièces avec le percussioniste Jan Williams, pour lequel il en compose deux nouvelles en remerciement, Canto et Adagio.
Ces pièces "sont non seulement des solos de virtuose pour l'instrumentiste mais aussi des études sur ce que l'on nomme maintenant "modulation métrique"". Cette technique a été développée par Carter dans ses premières années, notamment dans son Quatuor à cordes de 1950 : cela "constituait vraiment mon premier effort prolongé en direction de ce que l'on pourrait appeler des textures polyphoniques, à travers lesquelles je m'attachai à construire une oeuvre portée par un flot de changements de tempi, tous superposés les uns autres du début à la fin".
Cette préoccupation se retrouve bien dans March, la première des quatres pièces présentées ce soir, où deux rythmes de marche se superposent à des vitesses différentes. Le percussioniste joue l'un avec la tête de la baguette, l'autre avec le manche. Cela donne lieu à des engendrements rythmiques particulièrement complexes.
Voir March ici. (attention c'est du top niveau !)
Dans Canto (1966), le procédé est différent. Un roulement de baguette de tambour (appliqué exceptionnellement à des timbales) trace une sorte de ligne mélodique à base de glissandi, alternant avec des phrases très concises qui ponctuent le discours musical.
Adagio (1966), est la pièce qui m'a semblé le plus intéressante. Grâce à l'action de la pédale, le percussioniste peut faire varier la tension des peaux, générant une série de glissandi chromatiques. Cela permet un jeu de résonance et de dissonance entre les timbales, qui sont accordées sur la même note. De plus, il produit des sons partiellement étouffés qui font ressortir les harmoniques du son.
Canaries, dont le titre fait référence à une danse des XVIè et XVIIè siècles venue semble-t-il des îles Canaries, et dont Lully fait une utilisation assez coquace dans le Le Bourgeois Gentilhomme d'ailleurs (écoutez ça là en cliquant directement sur 4'30''), joue sur la dualité binaire-ternaire (l'hémiole). Ce qui permet à Carter de jouer sr l'indépendance des bras du percussionniste et sur les superposition métriques.
Florent Jodelet a joué toutes ces pièces avec le brio qu'on lui connaît.

Yann Maresz

Avant de passer à la création de Lorenzo Pagliei qui suivait, je voudrais évoquer les autres pièces jouées à ce concert. Tout d'abord, Etude d'Impact de Yann Maresz. Yann Maresz est un compositeur tout à fait essentiel dans la création française actuelle, que je suis depuis maintenant deux ou trois ans. Né à Monaco en 1966, en 1983 il devient orchestrateur et arrangeur du grand guitariste du Mahavishnu Orchestra, John Mc Laughlin. Entre 1984 et 1986, il étudie le jazz à Boston, et de 1987 à 1992, la composition à la Julliard School. Il suit ensuite le cursus de l'IRCAM en 1994. De 1995 à 1997 il est pensionnaire à la Villa Médicis. Il est actuellement professeur à l'Ircam (compositiion) et au CNSMDP (électroacoustique). Sa palette est très large, du contemporain pur et dur, au jazz, en passant par le rock et la musique électronique. "Je travaille beaucoup, avec des éléments musicaux structurés et identifiables, qui reviennent à intervalles donnés - la plupart du temps selon une organisation polyrythmique. Par leur succession, simultanéité ou anticipation, ces éléments modulables correspondent à une manière d'organiser le temps, ils permettent de donner à l'auditeur une clé de lecture". C'est exactement le cas dans son Etude d'impact, pièce pour timbales créée en juin 2006. Comme chez Carter, il s'agit d'une pièce basée sur la virutosité de l'action des pédales ainsi que sur l'indépendance de frappes, dans une polyrythmie à quatre voix (toutes jouées par le seul Florent Jodelet). Maresz sollicite également l'utilisation de différents modes de frappe ("impact"). De plus, la polyphonie générale "subit des dilatations et des compressions temporelles selon un cycle qui se répète en boucle". On retrouve l'idée d'une musique très architecturée, qui fournit à l'auditeur des clés de lecture en toute transparence. Par ailleurs, la musique de Maresz nécessite de la part de l'interprète une concentration extrême de par la multiplicité des couches qui se superposent. En cela, cette pièce relève tant de la gageure compositionnelle que de l'exploit physique, ce qui la place dans la grande tradition du genre de l'étude, magnifié par Chopin ou Debussy. En bref, un grand moment musical.

steel pan ténor

Je passerai plus vite sur les oeuvres de Javier Alvarez, compositeur mexicain né en 1956, que j'ai découvert à l'occasion du concert. Sa pièce pour shékéré (percussion afro-cubaine constitué d'une calebasse recouverte d'un filet de perle) et dispositif électronique est charmante, mais sans grand intérêt (on m'a parlé du caractère "sexuel" de la pièce, je dirais tout au plus "sensuel"). Son autre pièce, Estudio No. 5 (2002), est en revanche absolument superbe. Elle présente l'intérêt de faire entendre une autre percussion étonnante, le steelpan ténor (amplifié), formidablement mis en valeur par une écriture idiomatique qui met en relief la résonance fascinante de l'instrument, avec des techniques de jeu qui répondent aux exigences contemporaines. Là encore, c'est l'indépendance rythmique des mains qui est privilégiée, ainsi que les changements rapides de position. C'est fou les sons que l'on peut faire avec cet instrument !
Ecoutez du steelpan tenor ici.
En fin de concert, Florent Jodelet a créé les "Caprices" 5 et 6 de Luis Naon, compositeur argentin né en 1961. L'effectif comprend un vibraphone, 12 cloches de vache, 2 cloches-tubes, 4 cloche-plaques et de l'electronique. cette pièce n'ayant pas éveillé grand chose en moi, à part un certain scepticisme, je ne vais pas m'étendre dessus.

Lorenzo Pagliei

Le moment le plus intéressant du programme était sans conteste la création de la nouvelle oeuvre de Lorenzo Pagliei. Ce compositeur italien né en 1972, dont j'ai entendu la musique pour la première fois l'année dernière, m'a tout de suite intéressé. Dans sa jeunesse il a côtoyé son compatriote Luciano Berio, et a étudié auprès de Gérard Grisey, Helmut Lachenmann, Philippe Leroux et Henri Pousseur. Il a beaucoup travaillé sur la synthèse électronique en temps réel, et est actuellement réalisateur en informatique musicale. L'Apparente, pour percussionniste-mime, 2 percusionnistes d'objets, violoncelle, trompette et dispositif électronique en temps réel, était créée hier soir par Florent Jodelet (mime), Benjamin et Huyghe et Hervé Trovel (percussions), Alexis Descharmes (violoncelle) et Jean Bollinger (trompette). Voilà une pièce tout à fait surprenante. On a deux instruments acoustiques (violoncelle et trompette), et deux plaques en bois amplifiées sur lesquelles deux percussionnistes réalisent plusieurs types de mise en vibration (frottements, rebondissement, frappes etc.). Un mime équipé de capteurs électroniques synthétise les sons des quatres protagonistes et les modifie en temps réel, par des "gestes-sons" (expression de Pagliei), sans toucher physiquement aucun corps résonnant. Ces gestes qui ressortent du domaine scénique suggèrent des associations. "Tracer une ligne peut devenir caresse ou écriture ou peinture, selon la position des doigts. La main peut devenir flèche ou archet ou marionnette ou bouche. Cette oeuvre est donc une sorte de théatre de gestes". Un théâtre particulièrement élaboré et écrit, où le mime semble bénéficier de pouvoirs supérieurs. Il prend la musique dans ses mains. Il caresse, hache, coupe, lance, polit, tend et distend celle-ci. Il est en complète interaction avec elle, recevant autant qu'il donne. Par moments ils replie ses mains comme pour former une boule d'énergie, qu'il libère ensuite à la manière de certains héros de films d'animation japonais. Le spectacle est saisissant, si ce n'est que le mime utilise beaucoup ses mains et très peu son corps. Cette pièce gagnerait à l'avenir à impliquer davantage le corps dans le processus créatif. Peut-être que prendre un vrai mime plutôt qu'un musicien pourrait permettre d'aller dans ce sens. Pour ce qui est de la musique, je n'ai pas senti une seconde d'ennui sur les 25 minutes que dure la pièce. L'acuité auditive est accentuée par l'aspect visuel des gestes du mime. Chaque phase musicale offre une gamme tout à fait nouvelle de matériaux sonores, que l'électronique élargit pour former un orchestre virtuel de vibrations mouvantes, d'une écriture magistralement maîtrisée. Un spectacle à ne pas manquer si jamais il venait à tourner. Et comme j'ai pu l'entendre parmi les nombreux scolaires présents hier soir : "wah, ça m'a mis les neurones dans l'espace ce truc !" C'est tout dire...

18 octobre 2008

Troubadours Art Ensemble au Musée de Cluny

La musique a ceci de particulier qu'elle requiert la plus grande patience de la part de celui qu'elle séduit. Le désir irrépressible qu'elle suscite, celui d'être entendue, n'est comblé qu'en de très rares occasions imprévisibles. A peine éprouvé, son charme s'évapore, et l'auditeur transi s'éveille lentement de son délectable songe. Immédiatement le manque se fait sentir. Quand recoulera cette source de vie ? Il est, hélas, et c'est cruel, impossible de le savoir. Car la musique est volage, et pis encore, fort capricieuse. Il lui faut mille et une attentions pour que, sous la voûte d'un monastère ou dans le choeur d'une église, elle daigne enfin sonner.
Mais il arrive que la fidèle attente soit récompensée.

Musée médiéval de Cluny

Au détour d'un chemin, une vieille bâtisse gorgée de la sève des ans. Après avoir poussé la porte, je traverse une cour et plusieurs couloirs, et je découvre enfin le lieu où ce soir, la source de vie va peut-être jaillir. Une scène est installée, ainsi que des sièges : je m'asseois. Là, 21 têtes de Judas me fixent dans les yeux. Ces statues d'un autre âge me parlent à l'intérieur, de leurs voix hiératiques, me faisant doucement glisser vers des mondes enfouis depuis des lustres. Je ne suis pas seul. Autour de moi, une trentaine de gens se sont donnés rendez-vous. La plupart d'entre eux parlent des langues de contrées étranges, qui sont bien éloignées de notre bonne vieille langue d'Oc. Car c'est bien d'occitan qu'il s'agit ce soir.
Les musiciens entrent en scène, deux femmes et trois hommes. Chacun s'installe selon sa fonction précise dans le groupe. Denyse Dowling est préposée aux flûtes, bombardes et autres chalemies ; Patrice Villaumé s'occupe de la vielle à roue et du tympanon ; Gérard Zuchetto, qui est le chef, est surtout le chanteur troubadour ; il partage cette place honorifique avec la soprano Sandra Hurtado-Ros, qui fait usage d'instruments assez inhabituels : l'harmonium et le hang ; un acolyte complète cette formation avec son oud oriental.

Troubadours Art Ensemble

Comme un appel, le troubadour entonne un premier chant a capella. L'occitan sonne magnifiquement dans sa bouche. La scansion admirablement charpentée et très naturelle saisit l'auditoire : ce soir, il sera question de poésie, de beauté de la langue, d'amours musicales. Son chant à la fois fragile et sincère illumine l'assemblée ici réunie. Oui, c'est alors évident : elle va venir, la musique, pour nous embaumer le coeur.


La vielle seule entame un air champêtre, très vite rejointe par la flûte. Ce vielliste-là n'est pas commun. Il a monté son instrument de telle façon qu'il peut à la fois jouer un bourdon, générer un rythme avec sa manivelle, et faire chanter une ligne mélodique sur le mini-clavier incorporé. Il fait sortir mille sonorités de son instrument, qui agissent comme mille petits esprits malins venant chatouiller mon oreille allègrement. Sous l'effet de tels sortilèges, ma pensée se détache peu à peu de mon corps pour vagabonder à l'envi dans les hautes sphères de l'imagination. Je le vois, ce troubadour, chassant quelque gibier en forêt pour son repas du midi, et le soir s'asseyant au coin du feu pour composer les mots et les notes qui siéront à son chant d'amour. "Dame pour qui je chante et siffle, vos beaux yeux sont pour moi des verges qui châtient tant mon coeur avec joie que je n'ose avoir des désirs vilains".

Gustave Doré, Troubadours chantant la gloire des croisades
(cliquer pour agrandir)

Raimbaut d'Aurenga (1147-1173), Raimon de Miraval (1150-1220), Jaufre Rudel (1125-1148) et autre Bernard de Ventadorn (1157-1170) revivent un instant sous les doigts et le souffle des musiciens réunis sur la scène. L'interprétation n'est pas proprement "musicologique", il ne s'agit pas non plus de "reconstitution" - mais bien de recréation. Bien sûr la musique a de l'étoffe, elle brille de parures chatoyantes, qui peuvent sembler anachroniques ; bien sûr l'exécution musicale et la justesse pourraient être plus soignées, surtout chez la jeune soprano, qui peut progresser en musicalité tant dans l'art du chant que dans l'usage du hang. Mais une telle ferveur, une telle frénésie emportent l'adhésion. Et l'orchestre atteint parfois un tel degré d'intensité, une telle présence physique, que l'envie de danser devient irrésistible. Sans parler des sublimes passages à deux voix où Gérard Zuchetto utilise sa voix de tête, qui est fort belle. Sa technique vocale succincte lui permet de conserver une grande spontanéité, de former un chant très naturel et sensuel.
Au fond, Zuchetto se réapproprie tout un répertoire oublié, qu'il nous livre avec amour et sincérité, dans un respect profond et absolu de la langue, de l'art du dire. Et il laisse la musique s'épanouir - pour notre plus grand plaisir.

2 octobre 2008

Le vertige de l'indicible

En ce moment se déroule le festival Musica à Strasbourg. C'est un rendez-vous désormais incontournable de la musique contemporaine, où se côtoient les oeuvres des anciens (comme Stockhausen, récemment décédé), des grands noms de la scène française (Dufourt, Dusapin...) et internationale actuelles, ainsi que des jeunes plumes fraîchement sorties des bancs de l'école.

Le festival proposait cette année d'entendre en ouverture la création mondiale de Vertigo, dernière oeuvre du jeune compositeur français Christophe Bertrand (vous pouvez consulter sa notice de l'oeuvre sur son site).

Christophe Bertrand, né en 1981, a découvert son envie de composer grâce à l'écoute de la musique de Ligeti. Il a étudié la composition à Strasbourg avec Ivan Fedele et il est joué à Musica depuis 2000. Disons-le, voilà certainement un des plus purs génies musicaux que la France ait jamais enfanté. Boulez ne s'y est pas trompé, lui qui a accepté de diriger en 2005 Mana, la première oeuvre orchestrale du jeune prodige. Pièce courte mais redoutable pour l'orchestre et d’une inventivité hors du commun, en regard de l'âge de son auteur. A propos de cette oeuvre (que j'avais entendue sur les ondes, ébloui), Bertrand affirmait que ce n'était pour lui qu'une phase de test, pour savoir s'il était capable d'écrire pour l'orchestre. Une façon aussi de souligner l'immense potentiel des instruments dits "traditionnels", au moment où toutes les oreilles se tournent vers le médium électronique.

A Strasbourg on vient de créer son oeuvre Vertigo pour deux pianos et orchestre, commande d'Etat pour le festival Musica. J'ai entendu la retransmission radiophonique de la création, enregistrée le samedi 20 septembre 2008, au Palais de la Musique et des Congrès de Strasbourg, salle Erasme.

Passons sur la référence à Hitchcock qui, même si elle est approuvée par le compositeur, ne sert qu'à épater la galerie. C'est bien entendu à la troisième pièce du Deuxième Livre d'Etudes pour piano de Ligeti (1988-1994) qu'il est fait allusion.

Vertigo est une pièce d'un seul tenant (divisée en 11 sections d'après la suite de Fibonacci), d'une durée d'environ vingt minutes. Le compositeur dit qu’il n'aime pas le vide, ni le silence, encore moins la lenteur. C'est ce qui me fascine chez lui. Par son approche personnelle, il est en train de donner une nouvelle impulsion à la musique. Il emporte l'auditeur vers un au-delà que lui seul a entrevu pour l'instant. Je veux dire qu'il ne s'agit plus des utopies des années 50, enthousiasmantes mais dévastatrices, et largement désuètes aujourd'hui ; il ne s'agit pas non plus de trouver un nouveau langage comme le spectralisme a succédé au sérialisme, car langage n'est pas musique (et ne parlons pas des adeptes de la "nouvelle consonance", qui sont un troupeau de charognards) ; il ne s'agit pas non plus de vouloir "détourner" le son des instruments, comme Scelsi ou Kagel, ce qui est souvent de faible résultat ; mais il s'agit plus de suivre les meilleures pistes ouvertes par Sciarrino ou Lachenmann (même si n'est pas l'un de ceux là qui veut), et plus sûrement encore dans la voie ouverte par Ligeti. Bertrand est encore très jeune, et il a choisi son père spirituel (Ligeti lui-même a commencé à composer en révérant Bartok). De nombreux procédés de Ligeti se retrouvent dans sa musique : polymétrie, déphasages, superpositions de strates, textures, cristallisations harmoniques, phénomènes d'illusions sonores, micropolyphonie et j'en passe... Mais au-delà de ça Bertrand se revendique aussi de Xenakis ou Varèse par exemple, ce qui n'est pas mince. Il est en train d'effectuer ce travail fou de synthèse des apports du vingtième siècle, pour élaborer un langage personnel qui puisse surpasser toutes les contradictions, et qui pourrait s'imposer à l'avenir comme un nouveau langage "classique". J'entends par là que son écriture est d'une clarté et d'une rigueur à toute épreuve. Tout y est exactement proportionné. La musique est véritablement pure, nette, et son extrême complexité n'en dévoile que plus les beautés. Elle se révèle nue à l'auditeur, sans apprêt, sans fard.

Il n'y a pas de secret d'intention chez Christophe Bertrand. Il écrit pour être entendu. Il convoque l'auditeur. C'est pourquoi la création de sa nouvelle pièce était vraiment attendue. Ce n'est pas une énième création de compositeur patenté qui vient faire avaler son dernier quatuor frelaté. Au contraire, le public sait qu'il va vivre une aventure dont il va sortir grandi. Dans Vertigo, Bertrand emporte l'auditeur dans un pur maelström sonore.

La pièce commence avec des notes répétées au piano et aux cuivres, à des hauteurs et des tempi différents, en entrées successives. Puis les strates se découpent, les mélodies se fissurent, les sons grincent. Un motif perd toutes ses notes et disparaît. Les pianos égrènent des gammes descendantes à toute vitesse, accompagnés par des ricanements d'orchestre en sorte d'imitation. Un amas de cordes frottées et de trompettes en sourdine glace le climat. Puis le piano prend la parole de manière rectotonale. Les vents deviennent un cri glaçant perdu dans l'espace. Des étagements successifs du grave à l'aigu se font entendre au piano. Une pédale rauque aux contrebasses gronde dans l'extrême grave.

Chaque attaque est nette, chaque tenue est concise, dans un enchevêtrement des voix tel que l'oreille ne sait plus distinguer un mouvement ascendant d'un mouvement descendant. C'est un inextricable foisonnement de voix rapprochées qui s'entrelacent. L'imagination sonore est sans limite. On croit presque entendre un cri depuis l'au-delà, d'âmes errantes et prisonnières. On est pris de vertige devant l'immensité de l'indicible que cette musique fait entrevoir. Un mystère insondable qui remue l'être de part en part. Le tourbillon mène à un climax monumental, canalisé par les cors. Le piano tisse ses textures dans une ascension irrésistible et effrayante vers l'aigu. L'orchestre fourmille de parties solistes. Puis les deux pianos entament une course-poursuite de clusters en déphasage, dans un perpétuel renouvellement de registre. Un nouveau climax très puissant débouche sur un passage halluciné de film à suspense. Au piano un bref motif se distend illusoirement. Des lignes mélodiques s'entrecroisent. Des flûtes veloutées les accompagnent, dans une immense clarté. Des cloches sonnent, comme un lointain souvenir du début. Coup de fouet libérateur. Applaudissements émerveillés du public.

Quelques lignes pour évoquer une si grande œuvre, c’est peu. Juste de quoi ouvrir l’interstice qui permet au cœur de recevoir la musique.

Christophe Bertrand vient d'être lauréat du prix de Rome et s'apprête à partir dans quelques jours à la Villa Médicis (dont le nouveau directeur est Frédéric Mitterrand), pour une durée d'un an et demi. Il sera rejoint sur place par Saed Haddad, compositeur jordanien, et puis ensuite vers avril ce sera Yann Robin (un des jeunes compositeurs les plus prometteurs je pense). Je n'ose imaginer ce qui va bien pouvoir sortir de son esprit au cours d'une expérience qui est, au dire de ses prédécesseurs, un moment tout à fait à part dans une vie de compositeur. Entouré d'artistes de divers horizons, dans un environnement imprégné de l'aura de ses illustres aînés, il sera seul avec lui-même devant son papier à musique. Gageons qu'il saura mettre ce temps à profit.