8 février 2009

Quatuor labyrinthique

Robert Matta - Le Pèlerin du Doute


Jeudi dernier l'Ircam proposait le deuxième numéro de sa série axée sur les quatuors. Le programme était beaucoup moins copieux que le précédent, avec deux quatuors au lieu de quatre. Pas de véritable évènement en perspective : un quatuor de Frédéric Durieux dans une nouvelle version occasionnant une "création mondiale", et le premier quatuor à cordes de Brian Ferneyhough datant de 1967.
Frédéric Durieux (né en 1959) est surtout connu pour être un éminent professeur d'analyse depuis presque vingt ans au CNSMD de Paris, et depuis 8 ans il enseigne la composition dans le même établissement. Il faut donc avant tout, je pense, le voir comme un grand pédagogue, pétri de science musicale, et comme un transmetteur des outils et du savoir-faire propre à cette discipline. En ce sens, je l'ai toujours considéré comme un gardien du temple. Et pour l'avoir entendu en interview, j'ai compris au travers de ses propos qu'il enseignait dans la tradition du respect des aînés : la création, oui, mais en lien avec les grands maîtres du passé, car pourquoi faudrait-il rompre avec ces grandes personnalités qui ont tant à nous apprendre ?


Frédéric Durieux

Jusque-là rien ne m'étonne de la part d'un des garants de l'orthodoxie nécessaire à tout enseignement. Mais je trouve plus surprenant que dans le même temps, Frédéric Durieux revendique sa place dans la création musicale française, et que depuis une vingtaine d'années il s'affirme peu à peu dans ce domaine. Précisons qu'il a pour maîtres des figures ilustres de la musique contemporaine, à commencer par André Boucourechliev (1925-1997), l'explorateur de la forme "mobile" (ou "oeuvre ouverte"), mais aussi Ferneyhough, Donatoni, Ligeti, Hughes Dufourt ou encore Tristan Murail. Le catalogue de ses oeuvres commence en 1985 et comprend une trentaine de partitions, dont certaines ont pu retenir l'attention, comme Devenir en 1993, pièce pour clarinette et dispositif électronique.
C'est d'ailleurs à un dispositif électronique, Ircam oblige, que Frédéric Durieux a associé son quatuor, créé en 2007 au Printemps des Arts de Monaco, et remanié à l'occasion du concert de jeudi dernier. L'oeuvre, intitulée Here, not there - A tribute to Barnett Newman, était interprétée par son dédicataire, le quatuor Diotima, grand spécialiste de la musique contemporaine.Comme je l'ai déjà laissé entendre à plusieurs reprises, je trouve que le couplage dispositif électronique / intruments traditionnels est souvent décevant, sur le plan musical s'entend. Ou plutôt, ce qui est peut-être pire, il me laisse indifférent, je n'en vois pas l'intérêt. Cela n'exclut pas bien entendu les excellentes surprises, et parfois certaines configurations se révèlent sensiblement enrichissantes. Le quatuor de Frédéric Durieux, curieusement, ne se laisse ranger ni dans l'une ou l'autre catégorie. D'un côté il représente pour moi la ringardise la plus ancrée, d'un autre côté je trouve la démarche suffisamment assumée pour poser un nouveau regard sur ce type de dispositif, porteur d'un classicisme revendiqué.


Barnett Newman : Not There-Here

Le compositeur le dit lui-même dans la note de programme : "Lors de l'élaboration d'une oeuvre électronique, j'ai l'impression de devenir un composé de Robinson Crusoé (pour la reconstruction de l'environnement), du capitaine Achab [cf Moby Dick] (pour la recherche acharnée d'un vieux compte à régler) et de Monsieur Palomar [cf Italo Calvino] (parce que personne n'est à l'abri du comique voire du ridicule". C'est surtout le troisième composant qui frappe à l'écoute de ce quatuor : la musique jouée par les instrumentistes est modifiée électroniquement depuis la table de mixage : on entend des sons instrumentaux, qui sont immédiatement réexploités via des haut-parleurs après filtrage et traitement numérique. Voilà un principe qui pouvait être impressionnant il y a quelques années, mais qui aujourd'hui prête à sourire. A cela s'ajoute le fait que les instrumentistes déclenchent eux-mêmes des échantillons de sons préélaborés, en pressant du pied sur un pédalier. Ce geste non instrumental, totalement inutile en regard des possibilités techniques actuelles, est anti-musical, puisque cela contraint les instrumentistes au détriment de leur jeu. Il revêt de surcroît un caractère archaïsant en raison de la récente création de Florence Baschet, qui présentait un dispositif merveilleux permettant de lier geste instrumental et geste électronique. Mais Frédéric Durieux ne pouvait pas le savoir au moment où il composait son quatuor. A cet égard, sa note de programme n'en apparaît que plus décalée : "Il est intéressant de souligner la formidable capacité d'adaptation du quatuor à cordes, un des rares effectifs instrumentaux qui passe avec aisance de la musique du XVIIe siècle au répertoire contemporain." D'accord, mais pourquoi alors rester figé dans un modèle profondément daté, qui ne correspond plus à l'esthétique d'aujourd'hui ?
C'est que Frédéric Durieux est préoccupé par la notion de création en musique, à savoir comment proposer quelque chose de nouveau sans se couper d'un héritage fort. En témoignent ses différents écrits parus chez Bourgois : L'ancien et le nouveau et Héritage / Proposition. En ce sens, il s'efforce de rejeter la "tabula rasa" boulézienne prise au pied de la lettre, ainsi que le "néoavant-gardisme qui est l'académisme d'aujourd'hui" (ce en quoi il n'a pas tout à fait tord, bien que cela ne suffise pas à porter un projet compositionnel, mais c'est un autre débat). Force est donc de constater que sa démarche ne peut se juger à l'aune d'une radicalité avant-gardiste. Dès lors, il importe moins de savoir "ce qu'il apporte", que "ce qu'il fait". En réalité, avec son quatuor, Durieux met à l'épreuve un dispositif qui semblait figé dans le temps. Il le décontextualise. Ainsi, un dispositif qui semblait daté et ringard vient s'inscrire dans la durée, il prend une allure classique. Simple réminiscence, objet transitoire, il est éprouvé dans ses limites, et poussé à l'achèvement. Sous cet angle, le compositeur n'en a sans doute pas épuisé toutes les possibilités, mais il a su lui donner un souffle particulier.


Après cette sobre mise en bouche, on passait aux choses sérieuses.
Brian Ferneyhough est une force de la nature, doté d'une puissance intellectuelle hors norme (il a été d'ailleurs été un moment surnommé "Brain"). Je pense que ce qui caractérise en premier sa personnalité, c'est la connaissance. Connaissance au sens noble du terme, de l'histoire des idées, de l'art, de la philosophie : il a d'ailleurs écrit un opéra sur Walter Benjamin, une sorte d'opéra métaphysique (en allemand Gedankenoper), Shadowtime. Il disait à ce propos : "L'art est-il une forme de cognition, comme le sont les sciences ? Je répondrais par l'affirmative, mais beaucoup de gens pensent le contraire" (Musica Falsa, Automne 2004 ).





Brian Ferneyhough

C'est peut-être cette disposition particulière à la réflexion et sa capacité à se poser des problèmes sophistiqués qui l'ont amené à produire une musique éminement complexe. Confronté à ce cas très spécial, le musicologue américain Richard Toop développe dans les années 80 l'idée d'une Nouvelle Complexité : c'est le fameux article "Four Facets of the New Complexity" (Contact n° 32, été 1988). La Nouvelle Complexité, parfois appelée aussi complexisme, correspond d'une part à une polyvalence des niveaux sémantiques, et d'autre part à une abondance, une vitesse et une densité des évènements visant à façonner un chaos méticuleusement organisé. Pour Ferneyhough, il s'agit de s'astreindre à un langage extrêmement maîtrisé et savant, qui permette de générer quantité de possibilités dans le devenir de l'oeuvre :
"Une musique véritablement expérimentale n'est pas nécessairement une musique qui jongle avec des idées et des matériaux à moitié assimilés pour se faire la surprise de voir ce qu'il en sort : c'est plutôt une forme de discours vivant, qui offre, à chaque instant, de nombreuses voies possibles vers son propre futur". ("Entretien avec Paul Griffiths", Contrechamps n° 8, 1988, p. 167-168).
Quelques années plus tard, lors d'une conférence sur Théodor W. Adorno, il revient sur ce paradoxe entre chaos organisé et ordre atomisé :
"J'ai le sentiment qu'une musique pertinente aujourd'hui associerait, selon les propres termes d'Adorno, un sens du chaos, de l'incommensurable et de l'atomisé, à une volonté créatrice d'organisation puissante et de consistance structurelle et stylistique. [...] Cela ne peut cependant se résumer à la simple adéquation ordre total + arbitraire qui nous ramènerait aux erreurs des années soixante, quand les structures sérielles furent tout bonnement remplacées par des formes ouvertes ou aléatoires, concoctions absurdes d'artefacts culturels complexes et d'appels sans consistance à une conscience décontextualisée."("Theodor Adorno selon Brian Ferneyhough", Voix Nouvelles, Fondation Royaumont, 1995).
Ce que je trouve fascinant de prime abord, dans la Nouvelle Complexité, c'est la componction avec laquelle la musique est envisagée. Un défi grave est posé par la musique, un défi métaphysique, qui requiert une dextérité d'esprit surhumaine pour être relevé. La Nouvelle Complexité est, de ce point de vue, très élitiste. Elle se fixe un chemin si ardu que très peu de personnes peuvent s'engager dans cette voie. Et j'aime beaucoup quand, d'une manière très mordante, Ferneyhough s'exprime à l'envers sur cet élitisme :
"En fait, 98 % des gens qui écoutent de la musique populaire sont élitistes. Ils ne veulent pas reconnaître ce que nous faisons et suspendre leurs jugements de valeur. Je sais que c'est nous qui sommes considérés comme élitistes, mais c'est le contraire ! Nous souffrons de mauvaise conscience et essayons d'écouter la musique pop par peur de manquer quelque chose, par souci de comprendre ce que sont les "masses" : c'est absurde. [...] Si nous regardions un peu de près l'arrogance des gens qui soutiennent et enseignent cette culture, nous verrions immédiatement son manque d'authenticité". (Musica falsa, Automne 2004)
Ce trait d'humour en dit long sur les considérations musicales du compositeur, que n'aurait pas reniées un Adorno. Ferneyhough croit fermement en l'art, "l'une des activités les plus 'amélioratrices' de la vie que l'on puisse exercer".


Brian Ferneyhough - Time and Motion



Le style d'écriture de Brian Ferneyhough correspond à ses prérogatives compositionnelles. Sa notation, d'abord, est à la mesure de la complexité de son écriture. Comme Horatiu Radulescu (né en 1942 et mort récemment dans l'indifférence générale), il a développé une notation faite de signes méticuleux qui représentent des idées musicales complexes en elles-mêmes. La partition fait l'objet d'un lent déchiffrage pour l'instrumentiste, qui doit intégrer ce langage avant même de pouvoir le jouer. "Aucune notation même si elle a un statut représentatif d'icône, ne peut envisager de reproduire des informations couvrant tous les aspects des phénomènes qu'elle figure". Mais il faut approcher cet état inaccessible : "Plus nous approchons de ce 'zéro absolu' de réalisation, plus grande est la chance que les composants essentiels de la relation entre les divers mode d'existence de la composition émergent [...]" ("La notation et la composition : aspects", in Conséquences 8, 1986, p. 85-90).
Une notation aussi complexe débouche naturellement vers une réalisation instrumentale qui relève de l'injouable, paramètre essentiel dans le processus de composition. La pièce emblématique de cette injouabilité intrinsèque, c'est la pièce Unity Capsule pour flûte, composée en 1970, qui dormira 4 ans avant d'être créée sous les doigts de Pierre-Yves Artaud au Festival de Royan. Je ne peux résister à vous faire partager ce très beau texte du courageux flûtiste français, qui donne une excellente idée de ce que peut représenter l'exploit de jouer une telle oeuvre, dans le travail puis dans l'exécution :
"Pour la première fois, il me fallait travailler une partition pour flûte solo non plus seulement dans sa dimension horizontale mais également dans son épaisseur verticale. [...] Il me fallait travailler sur l'épaisseur du son [...]. Ainsi, il y a parfois 15 notes à produire en une seule seconde ; dans ce cas, je travaillais à la vitesse d'une note par seconde pour asseoir chaque type de son et réassocier des paramètres qui étaient entièrement dissociés. [...] Une fois réalisé ce travail, section par section, il fallait se jeter dans l'oeuvre comme dans une forêt vierge. [...] Il faut jouer, avancer, et là, tout s'avère tout de suite impossible. Ce qui était auparavant - quand on traitait chaque chose séparément - entièrement réalisable [...] devient, par l'accumulation graphique des indications, par la vitesse de déroulement, irréalisable.
[...] Tout cela indique bien que l'exécution intégrale d'une telle partition est une utopie. [...] Du côté de l'exécution, on ne progressera guère. [...] Ferneyhough a un intérêt personnel pour tous les problèmes de rapidité de perception. Il est lui-même comme ça : il entend et pense très rapidement, son temps physiologique est très vif. Il est intéressé par les univers non établis, toujours mouvants." (Pierre-Yves Artaud, "Unity Capsule : une explosion de 15 minutes", in Entretemps 3, février 1987, p. 107-113).
Et chose surprenante, Artaud ajoute ceci : "Grâce à Unity Capsule, j'ai compris ce qu'était Densité 21.5 de Varèse et j'ai complètement reconsidéré mon interprétation de cette pièce". Ce qui confirme , en passant, que dans la musique contemporaine, Varèse pointe toujours le bout de son nez.


Wölfli - Fliegen Wald

Sonatas pour quatuor à cordes a été écrite avant Unity Capsule, en 1967. C'est donc oeuvre de jeunesse d'un homme de 14 ans, et pourtant elle sonne déjà comme une oeuvre de pleine maturité. La pièce ne comporte pas d'électronique. Le matériau de base est relativement simple : un accord de quatre notes de secondes mineure et majeure présenté sous différents aspects d'une part, et d'autre part des combinatoires d'articulation de type "pizzicato-note répétée" ou "glissando-harmonique". A partir de ces quelques éléments le compositeur tisse une toile d'une redoutable complexité. Tout d'abord la forme de la pièce éclate totalement en une série de petits ilôts, les uns relativement autonomes et les autres servant de lien, de connexion. Ferneyhough assemble une chaîne de fragments unis par des tensions dialectiques, de manière consciente et rationalisée, d'après les possibiltés offertes par le matériau de départ. Il n'y a aucune assistance par ordinateur dans le processus compositionnel, la pièce étant trop ancienne et de tout façon Ferneyhough est suffisamment doué intellectuellement pour ne pas avoir recours à de tels outils : "C'est en travaillant avec des étudiants américains [...] que j'en suis venu à la conclusion que le modus operandi de la recherche sur ordinateur n'égale pas, tout bien considéré, avec suffisamment de précision, ma pensée ou mes habitudes de travail : selon moi, la plupart des buts primitifs de cette recherche - facilitant la réalisation de certains projets de composition - me concernent peu, dans la mesure où (pour dire les choses très simplement) je suis forcé d'avouer que j'ai besoin d'être mentalement impliqué avec l'instrument complet avant que les mécanismes réactifs appropriés s'imposent à moi." ("Ferneyhough : Musique. Recherche. Théorie". InHarmoniques, 8, 1991, p. 52).



Quatuor Diotima


Avec sa verve créatrice surdimensionnée, le compositeur déploie un réseau polyphonique touffu qui amène le quatuor à un très haut degré de complexité. Chaque instrumentiste se voit confier la gestion de plusieurs voix, auxquelles il faut associer différents modes de jeu et divers paramètres. A cet égard, les musiciens du Quatuor Diotima proposent une lecture à la hauteur de l'enjeu : parfaite. Leur compréhension du texte, jusque dans les moindres détails, et leur capacité à en restituer jusqu'aux plus petits détails d'articulation et de phrasé avec une clarté intacte, imposent le respect. Et surtout : la qualité du discours, l'implication personnelle de chaque musicien, et leur écoute mutuelle d'une évidence qui donne à entendre cette "cinquième personne" du quatuor, c'est-à-dire cette entité qui dépasse les individualités pour ne faire qu'un ; toutes choses qui concourent à tenir l'auditeur en haleine d'un bout à l'autre de la partition. Et si je doute qu'il soit possible d'égaler une telle performance musicale, je suis quasiment certain qu'il est impossible de faire mieux. Il est d'ailleurs saisissant de constater à quel point, dans les silences existant entre les fragments, le quatuor occupe pleinement l'espace par sa force de concentration (ce qui est peut-être le plus difficile), et je me suis surpris moi-même à respirer avec eux entre chaque mouvement comme un chef d'orchestre qui donnerait l'impulsion à ses musiciens. C'est un rêve éveillé de vivre un tel moment, surtout lorsqu'il s'agit d'acouter la musique de Ferneyhough, qui excelle à concevoir un labyrinthe sonore totalement démesuré et déroutant. Et dans ce labyrinthe métaphysique, qui ouvre une voie vers les confins de l'univers, le quatuor Diotima est assurément le guide le plus sûr.