Quatuor Danel
Le concert dont je vais parler avait lieu la semaine dernière, mais heureusement la musique contemporaine ne s'inscrit pas dans la temporalité stressée des discours politiques et de résultats de match de foot, ce qui me permet d'évoquer en toute décontraction le dernier rendez-vous avec la création musicale proposé par l'Ircam. C'était le premier numéro de la série "Quatuor", intitulé "Démanché", série qui se poursuivra par deux autres épisodes en février et en juin. Comme le titre l'indique, la soirée était placée sous le signe du quatuor (Quatuor Danel), et comme nous sommes à l'Ircam, il faut bien entendu associer ce terme à un arsenal électronique conséquent. Nous avions donc ce soir là deux créations pour quatuor et électronique, de Sébastien Rivas et Florence Baschet (sur laquelle je m'attarderai), et deux reprises de quatuors sans électronique, de Frank Bedrossian et Wolfgang Rihm.
Orbis Tertius de Sébastien Rivas termine un cycle de trois pièces commencé avec Tlön pour alto et électronique, et continué avec Uqbar pour violoncelle augmenté et électronique. Le titre fait référence à une nouvelle de Jorge Luis Borges. Ce n'est pas la première fois que j'entends une oeuvre du compositeur franco-argentin, et à chaque fois j'ai le sentiment de ne pas entrer dans son univers, je reste en surface. Pourtant sa musique recèle d'indéniables perles, mais je n'y crois pas trop, et j'attends une oeuvre qui m'accroche pour parler davantage de ce compositeur, qui à mon avis a quelque chose à défendre.
Ensuite était donné le quatuor Tracés d'ombres de Franck Bedrossian, composé en 2007 et créé la même année par le quatuor Diotima. J'étais tout excité par la perspective d'entendre la musique d'un compositeur que je tiens parmi le fleuron de la nouvelle génération française. Franck bedrossian est un compositeur entier, radical, qui ne fait aucune concession, résistant à tous ces courants flasques actuels, que pour faire court je regrouperai sous l'expression "tendance Radio Classique" (Je renvoie à ce sujet à la récente polémique du "Corriere della serra" avant les vacances d'été, à l'occasion du festival Suona Francese, où le journal italien faisait de Karol Beffa le chef de la "rébellion des trentenaires", contre le modernisme post-Boulez, ce qui a valu un coup de sang de la part de Bedrossian : "les enjeux esthétiques ne se résument pas à cette vieille querelle entre avant-garde du passé et arrière-garde du futur" ; et d'ajouter une descente en règle de l'esthétique de son confrère).
Bedrossian, comme beaucoup de jeunes compositeurs, a été bouleversé par sa rencontre avec Helmut Lachenmann. D'une pensée harmonique, son écoute "s'est déplacée vers le timbre, le son et la matière sonore", comme il le disait à Omer Corlaix dans Musica Falsa en 2004. Et le son, il l'aborde "en terme d'épaisseur, de vitesse, de grain ou de transparence". Et il ajoute, à propos de l'influence de Lachenmann sur sa pensée : "ce fut une libération". En ce qui concerne son approche presonnelle, Bedrossian est fasciné par ce qu'il appelle l'aspect "violent" du son : "j'aime le son violent, d'une musicalité violente". Il trouve cela dans la musique électroacoustique, mais ce qui est intéressant, et là il s'inscrit encore dans la lignée de Lachenmann et de Sciarrino, c'est qu'il cherche à retranscrire cela par le geste instrumental. Son quatuor Tracés d'Ombres en est la parfaite illustration. En trois courtes étapes, le compositeur entreprend une lamination chirurgicale de l'auditeur. Il saigne à blanc la matière sonore, à la limite l'insoutenable, par des procédés de saturation et d'oppositions rugosité/transparence, visant à établir ce qu'il appelle dans sa note de programme "une dialectique du timbre". Tout cela sans électronique, je rappelle. S'il faut dire ce que j'ai ressenti, c'est comme si si vous étiez foudroyé par une force implacable, qui vous écartèle et vous déchire de toute part, tout en éprouvant des frissons dignes de Sainte Thérèse d'Avila pensant au Christ en Croix. J'exagère à peine, enfin un peu quand même, car l'espace d'un instant ma concentration s'est levée et j'ai eu l'impression d'un grand cirque ridicule. Peut-être un vague relent de refoulement devant une telle barbarie, heureusement passager.
Ensuite le Quatuor Danel s'attaquait à la deuxième création de la soirée, Streicherkreis de Florence Baschet. J'annonce tout de suite la couleur : cette création marque un tournant dans l'histoire de la musique dite "mixte". Florent Baschet, dont j'ignorais l'existence jusqu'à la création de cette oeuvre, exerce son activité depuis environ une vingtaine d'années, et elle a beaucoup travaillé avec l'ircam dans le domaine de la musique mixte. Elle vient de passer deux ans sur le projet de Streicherkreis ("le cercle de ceux qui jouent des instruments à cordes frottées", selon ses mots), afin de mettre au point un système qui permette aux instrumentistes de dépasser le stade de simple exécutant d'un texte musical traité électroniquement, pour devenir eux-mêmes les acteurs du dispositif électronique. Traditionnellement, chaque instrument du quatuor est équipé de capteurs placés directement sur le violon. Ici, six capteurs sont posés sur chaque archet, et ils ne vont plus analyser un son mais un geste. Ainsi chaque instrumentiste devient maître, par le geste instrumental, de la transformation en temps réel du son. En clair : "ce sont les coups d'archet des instrumentistes du quatuor qui vont définir les paramètres des transformations sonores". Les implications d'un changement en apparence si mince sont considérables, parce que la notion de geste est plus complexe qu'elle n'y paraît : on pense naturellement au geste comme mode mode de jeu, mais dans le cas d'un quatuor les modes de jeu individuel s'ajoutent pour former un geste musical collectif. C'est précisément pour cette raison que Florence Baschet considère son effectif comme un "quatuor à cordes augmenté".
C'est un terrain complètement vierge que la compositrice et les techniciens ont découvert, et qu'ils ont commencé discrètement mais sûrement à baliser. Sans entrer dans le détail compliqué de la "spirale" qui structure la pièce, il faut simplement préciser que plusieurs cycles se succèdent, qui permettent chacun d'entrevoir les nouveaux horizons qu'ouvre le dispositif. Le premier cycle (je m'appuie sur la note de programme de la compositrice) est une mise en application, à un niveau individuel, du principe de frottement de l'archet sur la corde comme moyen de transformation du son : "chaque instrumentiste transforme son propre son par son propre geste". Dans le deuxième cycle, la transformation se fait toujours à un niveau individuel, mais s'ouvre à l'altérité : "un des quatre interprètes transforme par son geste le son des autres". Le dernier cycle, comme on s'y attend, est une application du principe du second cycle élargie au niveau collectif : "les quatre instrumentistes transforment leur propre son mais cette fois-ci collectivement, pour recréer parallèlement une autre image sonore du quatuor".
Les perspectives nouvelles que ce procédé ouvre laissent rêveur. J'avais lu la note de programme en diagonale avant d'écouter la pièce, sans trop chercher à comprendre, mais le résultat musical est vraiment frappant : au début, on perçoit bien le fait que chaque instrumentiste joue sa partie, qu'il modifie lui-même en temps réel, ce qui fait déjà un maillage sonore assez complexe ; puis dans la deuxième partie, qui est à mon avis la plus intéressante, c'est saisissant : on se rend compte qu'à tour de rôle, chaque instrumentiste a le contrôle total du son global, parce que son geste modifie tous les sons en même temps. Ce procédé culmine à la fin lorsque le groupe modifie lui-même ses sons comme un seul individu, quoique le résultat musical en soit assez confus.
Finalement, ce quatuor "augmenté", qui développe de nouveaux modes de communication et d'interaction entre musiciens, où la somme d'individualités interconnectées se dédouble en un nouveau quatuor virtuel (reflet numérique du premier), par le biais d'un dispositif électronique qui "prolonge" à la fois les instruments et les humains, n'est pas sans rappeler à la fois les nanotechnologies, les mondes virtuels, ou encore les puces électroniques qui peuplent notre quotidien, contribuant à façonner l'homme bionique : un homme dont l'existence organique est subordonnée à son existence technologique.
Ah, pour finir tout à fait, il me faut dire qu'en clôture de concert était donné le neuvième quatuor à cordes (1993) de Wolfgang Rihm, qui est évidemment excellent, mais qui en conséquence constituait un voisinage fort cruel pour les oeuvres précédentes : disons que face à un dénommé "Wolfgang", allemand de la pure tradition, ancien élève de Klaus Huber, musicien couronné de succès, et qui compose son neuvième quatuor à cordes (sans titre, je souligne), les petits français qui s'agitent autour de leurs petits quatuors à cordes... peuvent donner le sentiment de faire pâle figure, voilà tout. Oups, j'ai rien dit !