Commençons par Carter, qui fêtera ses 100 ans le 11 décembre. Huit Pièces pour quatre timbales est au départ un recueil de six pièces de 1949. "A cette époque, on jugea ces six pièces difficiles, sinon impossibles à jouer correctement, mais comme avec le temps, l'intérêt qu'elles sucitaient et les capacités des interprètes ne cessèrent de s'accroître, je décidai d'en publier l'ensemble", nous dit Carter. Ainsi, en 1966 il révise toutes ses pièces avec le percussioniste Jan Williams, pour lequel il en compose deux nouvelles en remerciement, Canto et Adagio.
Ces pièces "sont non seulement des solos de virtuose pour l'instrumentiste mais aussi des études sur ce que l'on nomme maintenant "modulation métrique"". Cette technique a été développée par Carter dans ses premières années, notamment dans son Quatuor à cordes de 1950 : cela "constituait vraiment mon premier effort prolongé en direction de ce que l'on pourrait appeler des textures polyphoniques, à travers lesquelles je m'attachai à construire une oeuvre portée par un flot de changements de tempi, tous superposés les uns autres du début à la fin".
Cette préoccupation se retrouve bien dans March, la première des quatres pièces présentées ce soir, où deux rythmes de marche se superposent à des vitesses différentes. Le percussioniste joue l'un avec la tête de la baguette, l'autre avec le manche. Cela donne lieu à des engendrements rythmiques particulièrement complexes.
Voir March ici. (attention c'est du top niveau !)
Dans Canto (1966), le procédé est différent. Un roulement de baguette de tambour (appliqué exceptionnellement à des timbales) trace une sorte de ligne mélodique à base de glissandi, alternant avec des phrases très concises qui ponctuent le discours musical.
Adagio (1966), est la pièce qui m'a semblé le plus intéressante. Grâce à l'action de la pédale, le percussioniste peut faire varier la tension des peaux, générant une série de glissandi chromatiques. Cela permet un jeu de résonance et de dissonance entre les timbales, qui sont accordées sur la même note. De plus, il produit des sons partiellement étouffés qui font ressortir les harmoniques du son.
Canaries, dont le titre fait référence à une danse des XVIè et XVIIè siècles venue semble-t-il des îles Canaries, et dont Lully fait une utilisation assez coquace dans le Le Bourgeois Gentilhomme d'ailleurs (écoutez ça là en cliquant directement sur 4'30''), joue sur la dualité binaire-ternaire (l'hémiole). Ce qui permet à Carter de jouer sr l'indépendance des bras du percussionniste et sur les superposition métriques.
Florent Jodelet a joué toutes ces pièces avec le brio qu'on lui connaît.
Avant de passer à la création de Lorenzo Pagliei qui suivait, je voudrais évoquer les autres pièces jouées à ce concert. Tout d'abord, Etude d'Impact de Yann Maresz. Yann Maresz est un compositeur tout à fait essentiel dans la création française actuelle, que je suis depuis maintenant deux ou trois ans. Né à Monaco en 1966, en 1983 il devient orchestrateur et arrangeur du grand guitariste du Mahavishnu Orchestra, John Mc Laughlin. Entre 1984 et 1986, il étudie le jazz à Boston, et de 1987 à 1992, la composition à la Julliard School. Il suit ensuite le cursus de l'IRCAM en 1994. De 1995 à 1997 il est pensionnaire à la Villa Médicis. Il est actuellement professeur à l'Ircam (compositiion) et au CNSMDP (électroacoustique). Sa palette est très large, du contemporain pur et dur, au jazz, en passant par le rock et la musique électronique. "Je travaille beaucoup, avec des éléments musicaux structurés et identifiables, qui reviennent à intervalles donnés - la plupart du temps selon une organisation polyrythmique. Par leur succession, simultanéité ou anticipation, ces éléments modulables correspondent à une manière d'organiser le temps, ils permettent de donner à l'auditeur une clé de lecture". C'est exactement le cas dans son Etude d'impact, pièce pour timbales créée en juin 2006. Comme chez Carter, il s'agit d'une pièce basée sur la virutosité de l'action des pédales ainsi que sur l'indépendance de frappes, dans une polyrythmie à quatre voix (toutes jouées par le seul Florent Jodelet). Maresz sollicite également l'utilisation de différents modes de frappe ("impact"). De plus, la polyphonie générale "subit des dilatations et des compressions temporelles selon un cycle qui se répète en boucle". On retrouve l'idée d'une musique très architecturée, qui fournit à l'auditeur des clés de lecture en toute transparence. Par ailleurs, la musique de Maresz nécessite de la part de l'interprète une concentration extrême de par la multiplicité des couches qui se superposent. En cela, cette pièce relève tant de la gageure compositionnelle que de l'exploit physique, ce qui la place dans la grande tradition du genre de l'étude, magnifié par Chopin ou Debussy. En bref, un grand moment musical.
Je passerai plus vite sur les oeuvres de Javier Alvarez, compositeur mexicain né en 1956, que j'ai découvert à l'occasion du concert. Sa pièce pour shékéré (percussion afro-cubaine constitué d'une calebasse recouverte d'un filet de perle) et dispositif électronique est charmante, mais sans grand intérêt (on m'a parlé du caractère "sexuel" de la pièce, je dirais tout au plus "sensuel"). Son autre pièce, Estudio No. 5 (2002), est en revanche absolument superbe. Elle présente l'intérêt de faire entendre une autre percussion étonnante, le steelpan ténor (amplifié), formidablement mis en valeur par une écriture idiomatique qui met en relief la résonance fascinante de l'instrument, avec des techniques de jeu qui répondent aux exigences contemporaines. Là encore, c'est l'indépendance rythmique des mains qui est privilégiée, ainsi que les changements rapides de position. C'est fou les sons que l'on peut faire avec cet instrument !
Ecoutez du steelpan tenor ici.
En fin de concert, Florent Jodelet a créé les "Caprices" 5 et 6 de Luis Naon, compositeur argentin né en 1961. L'effectif comprend un vibraphone, 12 cloches de vache, 2 cloches-tubes, 4 cloche-plaques et de l'electronique. cette pièce n'ayant pas éveillé grand chose en moi, à part un certain scepticisme, je ne vais pas m'étendre dessus.
Le moment le plus intéressant du programme était sans conteste la création de la nouvelle oeuvre de Lorenzo Pagliei. Ce compositeur italien né en 1972, dont j'ai entendu la musique pour la première fois l'année dernière, m'a tout de suite intéressé. Dans sa jeunesse il a côtoyé son compatriote Luciano Berio, et a étudié auprès de Gérard Grisey, Helmut Lachenmann, Philippe Leroux et Henri Pousseur. Il a beaucoup travaillé sur la synthèse électronique en temps réel, et est actuellement réalisateur en informatique musicale. L'Apparente, pour percussionniste-mime, 2 percusionnistes d'objets, violoncelle, trompette et dispositif électronique en temps réel, était créée hier soir par Florent Jodelet (mime), Benjamin et Huyghe et Hervé Trovel (percussions), Alexis Descharmes (violoncelle) et Jean Bollinger (trompette). Voilà une pièce tout à fait surprenante. On a deux instruments acoustiques (violoncelle et trompette), et deux plaques en bois amplifiées sur lesquelles deux percussionnistes réalisent plusieurs types de mise en vibration (frottements, rebondissement, frappes etc.). Un mime équipé de capteurs électroniques synthétise les sons des quatres protagonistes et les modifie en temps réel, par des "gestes-sons" (expression de Pagliei), sans toucher physiquement aucun corps résonnant. Ces gestes qui ressortent du domaine scénique suggèrent des associations. "Tracer une ligne peut devenir caresse ou écriture ou peinture, selon la position des doigts. La main peut devenir flèche ou archet ou marionnette ou bouche. Cette oeuvre est donc une sorte de théatre de gestes". Un théâtre particulièrement élaboré et écrit, où le mime semble bénéficier de pouvoirs supérieurs. Il prend la musique dans ses mains. Il caresse, hache, coupe, lance, polit, tend et distend celle-ci. Il est en complète interaction avec elle, recevant autant qu'il donne. Par moments ils replie ses mains comme pour former une boule d'énergie, qu'il libère ensuite à la manière de certains héros de films d'animation japonais. Le spectacle est saisissant, si ce n'est que le mime utilise beaucoup ses mains et très peu son corps. Cette pièce gagnerait à l'avenir à impliquer davantage le corps dans le processus créatif. Peut-être que prendre un vrai mime plutôt qu'un musicien pourrait permettre d'aller dans ce sens. Pour ce qui est de la musique, je n'ai pas senti une seconde d'ennui sur les 25 minutes que dure la pièce. L'acuité auditive est accentuée par l'aspect visuel des gestes du mime. Chaque phase musicale offre une gamme tout à fait nouvelle de matériaux sonores, que l'électronique élargit pour former un orchestre virtuel de vibrations mouvantes, d'une écriture magistralement maîtrisée. Un spectacle à ne pas manquer si jamais il venait à tourner. Et comme j'ai pu l'entendre parmi les nombreux scolaires présents hier soir : "wah, ça m'a mis les neurones dans l'espace ce truc !" C'est tout dire...